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Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/250

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Quant à la conjecture sur l’esprit originel du grand ouvrage, ce n’en est pas une, à vrai dire, et tout ce qui trahit les sentiments philosophiques de l’auteur à cette époque ne laisse pas une ombre d’incertitude. Nous en pourrions citer cent exemples ; un seul suffira. Voici une lettre écrite de Brunswick à madame de Charrière dans un moment d’expansion, de sincérité, de douleur ; mais l’irrésistible moquerie y revient vite, amère et sifflante, étincelante et légère, telle que Voltaire l’aurait pu manier en ses meilleurs et en ses pires moments. Cette lettre nous représente à merveille ce que pouvaient être les interminables conversations de Colombier, ces analyses dévorantes qui avaient d’abord tout réduit en poussière au cœur d’Adolphe.


Ce 4 juin 1790.

« J’ai malheureusement quatre lettres à écrire, ce matin, que je ne puis renvoyer. Sans cette nécessité, je consacrerais toute ma matinée à vous répondre et à vous dire combien votre lettre m’a fait plaisir, et avec quel empressement je recommence notre pauvre correspondance, qui a été si interrompue et qui m’est si chère. Il n’y a que deux êtres au monde dont je sois parfaitement content, vous et ma femme[1]. Tous les autres, j’ai, non pas à me plaindre d’eux, mais à leur attribuer quelque partie de mes peines. Vous deux, au contraire, j’ai à vous remercier de tout ce que je goûte de bonheur. Je ne répondrai pas aujourd’hui à votre lettre : lundi prochain, 7, j’aurai moins à faire, et je me donnerai le plaisir de la relire et d’y répondre en détail. Cette fois-ci, je vous parlerai de moi autant que je le pourrai dans le peu de minutes que

  1. Benjamin Constant s’était laissé marier à Brunswick, en 1789, avec une jeune personne attachée à la duchesse régnante. À cette date de juin 1790, ses tribulations conjugales n’avaient pas encore commencé. Il cherchait à faire partager à madame de Charrière sur son mariage des illusions quelle paraissait peu disposée à adopter.