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Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/251

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je puis vous donner. Je vous dirai qu’après un voyage de quatre jours et quatre nuits je suis arrivé ici, oppressé de l’idée de notre misérable procès[1], qui va de mal en pis, et tremblant de devoir repartir dans peu pour aller recommencer mes inutiles efforts. Je serais heureux, sans cette cruelle affaire ; mais elle m’agite et m’accable tellement par sa continuité, que j’en ai presque tous les jours une petite fièvre et que je suis d’une faiblesse extrême qui m’empêche de prendre de l’exercice, ce qui probablement me ferait du bien. Je prends, au lieu d’exercice, le lait de chèvre, qui m’en fait un peu. Mon séjour en Hollande avait attaqué ma poitrine, mais elle est remise. Si des inquiétudes morales sur presque tous les objets sans exception ne me tuaient pas, et surtout si je n’éprouvais, à un point affreux que je n’avoue qu’à peine à moi-même, loin de l’avouer aux autres, de sorte que je n’ai pas même la consolation de me plaindre, une défiance presque universelle, je crois que ma santé et mes forces reviendraient. Enfin, qu’elles reviennent ou non, je n’y attache

  1. Au moment où durait encore le premier charme, si passager, de l’union avec sa Wilhelmine, Benjamin Constant avait reçu la nouvelle foudroyante que son père, au service de Hollande, dénoncé par plusieurs officiers de son régiment, était sous le coup de graves accusations. Ces plaintes des officiers suisses contre leurs supérieurs, dans les régiments capitulés, étaient alors, comme elles le sont encore, assez fréquentes. Les ennemis que M. de Constant avait à Berne, où on lui reprochait son peu de propension et de déférence pour le patriciat régnant, travaillèrent activement à le perdre. Il y avait dans les faits qu’on lui imputait plus de désordre que de malversation réelle. Néanmoins, le gouvernement hollandais, financier rigide, exigea des comptes et prit l’hésitation à les produire pour un indice de culpabilité. Des enquêtes commencèrent ; des mémoires scandaleux furent publiés contre M. de Constant, qui perdit un moment la tête, et crut devoir se dérober par une fuite momentanée à la haine de ses ennemis. En cette rude circonstance, Benjamin Constant se montra parfait de dévouement filial. Laissant toute autre préoccupation, s’arrachant d’auprès de sa jeune femme, il courut en Hollande pour faire tête à l’orage. C’est au retour de ce voyage qu’il écrit.