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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t6.djvu/185

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

dant à l’ouest ; elle était ceinte de son cimetière délaissé des nouveaux défunts. Les anciens morts y ont seulement tracé leurs sillons ; preuve qu’ils ont labouré leur champ. Le soleil couchant, pâle et noyé à l’horizon d’une sapinière, éclairait le solitaire asile où nul autre homme que moi n’était debout. Quand serai-je couché à mon tour ? Êtres de néant et de ténèbres, notre impuissance et notre puissance sont fortement caractérisées : nous ne pouvons nous procurer à volonté ni la lumière ni la vie ; mais la nature, en nous donnant des paupières et une main, a mis à notre disposition la nuit et la mort.

Entré dans l’église dont la porte entre-bâillait, je me suis agenouillé avec l’intention de dire un Pater et un Ave pour le repos de l’âme de ma mère ; servitudes d’immortalité imposées aux âmes chrétiennes dans leur mutuelle tendresse. Voilà que j’ai cru entendre le guichet d’un confessional s’ouvrir ; je me suis figuré que la mort, au lieu d’un prêtre, allait apparaître à la grille de la pénitence. Au moment même le sonneur de cloches est venu fermer la porte de l’église, je n’ai eu que le temps de sortir.

En retournant à l’auberge, j’ai rencontré une petite hotteuse : elle avait les jambes et les pieds nus ; sa jupe était courte, son corset déchiré ; elle marchait courbée et les bras croisés. Nous montions ensemble un chemin escarpé ; elle tournait un peu de mon côté son visage hâlé : sa jolie tête échevelée se collait contre sa hotte. Ses yeux étaient noirs ; sa bouche s’entr’ouvrait pour respirer : on voyait que, sous ses épaules chargées, son jeune sein n’avait encore senti que le poids de la dépouille des vergers. Elle donnait