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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t6.djvu/274

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

me faire sabrer sur les marches des Tuileries par Bonaparte, comme il m’en menaça lorsque, en 1807, je m’avisai d’écrire dans le Mercure :

« Il nous était réservé de retrouver au fond de la mer Adriatique le tombeau de deux filles de rois dont nous avions entendu prononcer l’oraison funèbre dans un grenier à Londres. Ah ! du moins la tombe qui renferme ces nobles dames aura vu une fois interrompre son silence ; le bruit des pas d’un Français aura fait tressaillir deux Françaises dans leur cercueil. Les respects d’un pauvre gentilhomme, à Versailles, n’eussent été rien pour des princesses ; la prière d’un chrétien, en terre étrangère, aura peut-être été agréable à des saintes. »

Il y a, ce me semble, quelques années que je sers les Bourbons : ils ont éclairé ma fidélité, mais ils ne la lasseront pas. Je déjeune sur le quai des Esclavons, en attendant l’exilée.

Venise, septembre 1833.

De ma petite table mes yeux errent sur toutes les rades : une brise du large rafraîchit l’air ; la marée monte ; un trois mâts entre. Le Lido d’un côté, le palais du doge de l’autre, les lagunes au milieu, voilà le tableau. C’est de ce port que sortirent tant de flottes glorieuses ; le vieux Dandolo en partit dans la pompe de la chevalerie des mers, dont Villehardouin, qui commença notre langue et nos mémoires, nous a laissé la description :

« Et quand les nefs furent chargies d’armes, et de viandes, et de chevaliers, et de serjanz, et li escus furent portendus inviron de borz et des chaldeals