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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t6.djvu/359

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

paraient à couronner la cime. Voilà que je retournai à ma première jeunesse : je revis les corneilles du mail de Combourg ; je crus reprendre ma vie de famille dans le vieux château : ô souvenirs, vous traversez le cœur comme un glaive ! ô ma Lucile, bien des années nous ont séparés ! maintenant la foule de mes jours a passé, et, en se dissipant, me laisse mieux voir ton image.

J’étais de nuit à Thabor : sa place, environnée d’arcades, me parut immense ; mais le clair de lune est menteur.

Le 26 au matin, une brume nous couvrit de sa solitude sans limite. Vers les dix heures, il me sembla que je passais entre deux lacs. Je n’étais plus qu’à quelques lieues de Prague.

La brouée se leva. Les approches par la route de Linz sont plus vivantes que par le chemin de Ratisbonne ; le paysage est moins plat. On aperçoit des villages, des châteaux avec des futaies et des étangs. Je rencontrai une femme à figure pieuse et résignée, accablée sous le poids d’une énorme hotte ; deux vieilles marchandes étalent quelques pommes au bord d’un fossé ; une jeune fille et un jeune homme assis sur la pelouse, le jeune homme fumant, la jeune fille gaie, le jour auprès de son ami, la nuit dans ses bras ; des enfants à la porte d’une chaumière jouant avec des chats ou conduisant des oies au pâtis ; des dindons en cage se rendant à Prague comme moi pour la majorité de Henri V ; puis un berger sonnant de sa trompe, tandis que Hyacinthe, Baptiste, le cicerone de Venise et mon excellence, nous cahotions dans notre calèche rapiécetée ; voilà les destinées de