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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t6.djvu/576

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Réfugié en Angleterre pendant huit années, ensuite ambassadeur à Londres, lié avec lord Liverpool, avec M. Canning et avec M. Croker, que de changements n’ai-je pas vus dans ces lieux, depuis George III, qui m’honorait de sa familiarité, jusqu’à cette Charlotte que vous verrez dans mes Mémoires ! Que sont devenus mes frères en bannissement ?… Sur cette terre, où l’on ne nous apercevait pas, nous avions cependant nos fêtes et surtout notre jeunesse. Des adolescentes, qui commençaient la vie par l’adversité, apportaient le fruit semainier de leur labeur afin de s’éjouir à quelques danses de la patrie ; des attachements se formaient ; nous priions dans des chapelles que je viens de revoir et qui n’ont point changé. Nous faisions entendre nos pleurs le 21 janvier, tout émus que nous étions d’une oraison funèbre prononcée par le curé émigré de notre village. Nous allions aussi, le long de la Tamise, voir entrer au port des vaisseaux chargés des richesses du monde, admirer les maisons de campagne de Richmond, nous, si pauvres, nous, privés du toit paternel ! Toutes ces choses étaient de véritables félicités. Reviendrez-vous, félicités de ma misère ? Ah ! ressuscitez, compagnons de mon exil, camarades de ma couche de paille, me voici revenu ! Rendons-nous encore dans les petits jardins d’une taverne dédaignée pour boire de mauvais thé en parlant de notre pays : mais je n’aperçois personne ; je suis resté seul…
… Je n’étais pas, dans mon dernier voyage à Londres, reçu dans un grenier de Holborn par un de mes cousins émigrés[1], mais par l’héritier des siècles. Cet héritier se plaisait à me donner l’hospitalité dans les lieux où je l’avais si longtemps attendu. Il se cachait derrière moi comme le soleil derrière des ruines. Le paravent déchiré, qui me servait d’abri, me semblait plus magnifique que les lambris de Versailles. Henri était mon dernier garde-malade : voilà les revenants-bons du malheur. Quand l’orphelin entrait, j’essayais de me lever ; je ne pouvais lui prouver autrement ma reconnaissance. À mon âge, on n’a plus que les impuissances de la vie. Henri a rendu sacrées ses misères ; tout dépouillé qu’il est, il n’est pas sans autorité : chaque matin, je voyais une Anglaise passer le long de ma fenêtre ; elle s’arrêtait, elle fondait en larmes aussitôt qu’elle avait aperçu le jeune Bourbon ; quel roi sur le trône aurait eu la puissance de faire couler de pareilles larmes ! Tels sont les sujets inconnus que donne le malheur.
  1. M. de La Boüétardais. — Voir, au tome II des Mémoires, pages 109 et 122 (Livre VIII de la Première Partie).