Aller au contenu

Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t6.djvu/577

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
561
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

La Vie de Rancé parut au mois de mai 1844. Chateaubriand avait dédié son livre à la mémoire de l’abbé Seguin, vieux prêtre, son directeur, mort l’année précédente à l’âge de quatre-vingt-quinze ans : « C’est pour obéir aux ordres du directeur de ma vie que j’ai écrit l’histoire de l’abbé de Rancé. »

L’ouvrage venait à peine de paraître quand le duc d’Angoulême mourut à Goritz, le 3 juin 1844. L’auteur du Congrès de Vérone écrivit, à cette occasion, la lettre suivante, adressée à M. le vicomte de Baulny :

Monsieur le Vicomte,
Je viens de lire dans la France la lettre que vous aviez bien voulu me faire connaître, et qui devançait les sentiments si noblement exprimés dans la Gazette de France et dans la Quotidienne. Je me félicite que ma famille ait contracté avec la vôtre une alliance qui m’est honorable et chère. J’aurais moi même essayé de faire entendre encore ma voix, si elle méritait d’être entendue : j’aurais redit encore ce que je pense du libérateur de l’Espagne, de l’homme qui a rendu à l’existence les derniers soldats de Napoléon. M. le duc d’Angoulême aimait et protégeait mon neveu[1], dont la fille a épousé votre frère. Christian, mon second neveu, fort aimé aussi de l’auguste prince, est allé à Dieu. Ainsi, tout disparaît pour moi ! Lorsque je jette les yeux en arrière, je n’aperçois plus qu’une femme qui pleure ; et quelle femme ! Marie-Thérèse domine toutes les ruines. Cependant, cette famille qui, durant neuf siècles, a commandé au monde, trouverait à peine aujourd’hui un vieux serviteur pour lui élever, au bord des flots, un bûcher avec les débris d’un naufrage ! Marie-Thérèse ensevelit sa douleur dans le sein de Dieu, afin que cette douleur soit éternelle. J’ai dit que cette douleur était une des grandeurs de la France ; me suis-je trompé ? Dans les déserts de la Bohême je voyais, la nuit, à la fenêtre d’une tour, une lumière isolée qui annonçait le nouvel exil de M. le duc d’Angoulême. Hélas ! cette lumière vient de disparaître ! Le vertueux prince est allé chercher dans le ciel sa vraie patrie. Là, les révolutions ne l’atteindront plus. Il nous tendra la main pour monter jusqu’à lui, et, sous la protection de sa vie sans tache, nous trouverons grâce auprès du Père des miséricordes.
  1. Le comte Louis de Chateaubriand.