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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t6.djvu/66

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

ne l’avait chantée. Je m’aperçois en effet que cette partie de mes Mémoires n’est rien moins qu’une odyssée : Waldmünchen est Ithaque ; le berger est le fidèle Eumée avec ses porcs ; je suis le fils de Laërte, revenu après avoir parcouru la terre et les mers. J’aurais peut être mieux fait de m’enivrer du nectar d’Évanthée[1], de manger la fleur de la plante moly, de m’alanguir au pays des Lotophages, de rester chez Circé ou d’obéir au chant des Sirènes qui me disaient : « Approche, viens à nous. »

22 mai 1833.

Si j’avais vingt ans, je chercherais quelques aventures dans Waldmünchen comme moyen d’abréger les heures ; mais, à mon âge, on n’a plus d’échelle de soie qu’en souvenir, et l’on n’escalade les murs qu’avec les ombres. Jadis j’étais fort lié avec mon corps ; je lui conseillais de vivre sagement, afin de se montrer tout gaillard et tout ravigoté dans une quarantaine d’années. Il se moquait des sermons[2] de mon âme, s’obstinait à se divertir et n’aurait pas donné deux patards pour être un jour ce qu’on appelle un homme bien conservé : « Au diable ! disait-il : que gagnerais-je à lésiner sur mon printemps, pour goûter les joies

  1. Chateaubriand se délecte ici aux souvenirs de l’Odyssée. Évanthée (le bien fleuri), que l’auteur emprunte au 197e vers du IXe chant, y figure en qualité de père de Maron. C’est un surnom de Bacchus, ce que confirme Euripide dans le Cyclope (vers 141). Nous sommes un peu brouillés aujourd’hui avec tous ces noms et surnoms, à travers lesquels me sert de guide l’excellent M. de Marcellus, non moins familier que Chateaubriand avec tous les souvenirs homériques.
  2. Dans les éditions précédentes, on a imprimé : « Il se moquait des serments de mon âme ». M. de Marcellus propose de lire sermons. Sa leçon m’a paru bonne, et je l’ai suivie.