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Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 1.djvu/59

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AU SOIR DE LA PENSÉE

féli- et vous voulez qu’il accepte de mourir sous le déplaisant prétexte que l’expérience conclut aux transformations incessantes de son personnage ? Y aura-t-il assez de supplices pour votre châtiment ? Outrages, coups, blessures, tous les raffinements de férocité, rien ne sera de trop pour assurer la victoire de ce qui fut dit sur ce qui est. Toutes les trahisons se donneront carrière dans les cris de haro[1], et le déchaînement des fureurs. Trop heureux qui n’aura connu que le dédain ou l’indifférence, payés de la même monnaie !

Qui sait, d’ailleurs, si les nobles vaincus des premiers jours de la longue bataille n’ont pas reçu et ne garderont pas le meilleur lot ? Ils auront dépassé les formules sur mesures des fabrications en séries. Ils auront voulu être vraiment, se vivre eux-mêmes dans l’indépendance de leur pensée. N’est-ce rien que d’avoir accompli l’œuvre incomparable d’un accroissement, d’une élévation de personnalité ?

Tel qu’il s’impose aujourd’hui à notre observation, ce Moi, débile et puissant tour à tour, troublé d’impulsions contraires, a déjà livré d’assez beaux combats dans les champs de la connaissance, pour que le voyant passer, défaillant ou auréolé d’un lointain idéal, nous lui devions au moins l’hommage d’une admiration. Drame éphémère mais éblouissant de la personnalité qui s’agrège et se désagrège sans cesse dans ce monde infini dont les activités ne se décomposent que pour se recomposer. Suprématie idéale d’un humain ressaut de l’incommensurable ensemble immuablement maillé. Indicible beauté de l’infime qui se dresse devant l’univers infini, au nom d’une puissance de volonté. Comme le choc du plus humble caillou fait jaillir l’étincelle, voici qu’en cette vie imperceptible, les sensations du monde extérieur vont rebondir au plus profond de nous-mêmes pour l’éclair d’une conscience humaine dans l’embrasement d’une journée.

Ainsi s’achèvera, au plus profond de l’être, le merveilleux phénomène d’un idéalisme des choses dont nous sommes, nous-mêmes, un élément formé, perdu et retrouvé tour à tour. Ainsi

  1. Je ne puis m’empêcher de songer à Érasme, à Bâle, refusant d’accueillir et plus tard même bafouant le noble Ulrich de Hutten poursuivi par la clameur publique pour avoir osé dire ce qu’insinuait l’auteur de l’Éloge de la folie.