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Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 1.djvu/60

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LE MONDE, L’HOMME

prendra fonction, dans l’infini du temps et de l’espace, ce Moi qui s’écoule à toute heure, comme l’eau d’un fleuve dont la figure demeure avec le nom insaisissable. Ainsi, le Moi, fluide, pénétrera jusqu’aux rapports, c’est-à-dire jusqu’aux mouvements de réactions des phénomènes, pour des interprétations qui s’ordonneront en de subjectifs classements de connaissance. Ainsi, dans les développements du Moi, aussi profondément senti qu’impossible à fixer, la planète, à son maximum de puissance, en vient à s’objectiver, à se penser, à s’agir dans les rencontres des éléments de l’univers. Ainsi, la formation croissante d’une suprématie subjective déroulera d’insondables splendeurs sans que la foule, au retour de ses pèlerinages rituels, s’arrête à se regarder elle-même dans la fabrication du vrai, du seul sujet d’émerveillement.

La plus élémentaire observation des installations successives du Moi dans le monde eût sauvé nos métaphysiciens du mal de leurs psychies. Mais quoi ? La loi de notre entendement n’est-elle pas d’obtenir la « vérité » humaine par des recoupements de connaissances ou de méconnaissances plus ou moins lentement redressées ? Pourquoi donc s’étonner des méprises où nous plongent nos premiers jaillissements d’interprétations prématurées ? Faut-il, pour cela, s’acharner à continuer de les vivre, quoi que l’observation démontre — comme si nous soutenions que le bâton, de lignes brisées dans l’eau, est véritablement brisé, en nous refusant à le considérer tout droit, de bout en bout, dans l’atmosphère ?

Se sentir soi-même avant de pouvoir dégager d’un consensus d’organes les contours du Moi personnel, s’interpréter approximativement, après s’être mésinterprété d’abord, tel est notre destin. Mais combien aggravé par l’hallucination de l’abstraction réalisée d’où les Dieux ont jailli, comme nous allons voir, en des figurations de sonorité[1]. Trop souvent répété, le faux-pas devient boiterie.

Soustraite à tout contrôle, la mésinterprétation a d’abord fait son œuvre, s’emparant de l’homme, dont elle est issue,

  1. « Ce sont nos langues mal faites qui mettent les plus grands obstacles aux progrès des connaissances… Nous parlons avant d’avoir appris, et nous n’aimons pas la simplicité. (Condillac). »