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Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 4.djvu/407

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un style léger et indifférent, s’est transformé depuis la chute du rideau en un vil fripon, qui a délaissé sa fiancée, volé la dot, causé la mort de son père, pris le deuil à Rome[1], qu’une dernière aventure nous fait retrouver en prison à Lyon, pour y déployer toute la noblesse du personnage inventé par Lope de Vega. Nous ne pouvons concevoir comment une aussi énorme incohérence morale échappe à la censure, très-distraite il est vrai, de Voltaire, quand nous le voyons d’autre part relever avec admiration, en homme du métier, les attachantes données dramatiques dont il aurait voulu voir sortir un chef-d’œuvre, et pour lesquelles il rend, presque à son insu, un vif hommage au poëte espagnol, dont il ne connaissait d’ailleurs que le nom[2].

Mais les données qui, entre les mains exercées de Lope, avaient produit sinon une œuvre modèle, du moins un original et charmant ouvrage, étaient très-difficiles à remanier. Cela est vrai surtout de la double situation sentimentale, fort effacée dans Corneille, que le titre espagnol indique : ces amours réciproques conçus de part et d’autre avant qu’on se soit vu seulement, et sans être justifiés par des circonstances qui éveillent la sympathie ainsi que la curiosité du spectateur. C’est d’un côté la jeune fille induite à secourir le prisonnier par les instances d’un frère qui a sur le cœur tout ce qu’il doit à ce noble inconnu ; de l’autre, ce jeune homme recevant d’abord des secours anonymes, avec un romanesque billet de femme, destiné seulement à les faire accepter, puis les messages d’une suivante vive et adroite, puis un portrait, puis une visite voilée, où la mystérieuse mantille finit par s’entr’ouvrir avec tout l’enchantement d’une exquise galanterie. La différence des nuances et des tons ne peut pas se mesurer dans tout ce qui est tenté pour correspondre en français à cette élégante gradation, particulièrement lorsque Mélisse vient se montrer à Dorante sous une coiffe de servante, comme sœur de sa soubrette, et qu’il la fait passer à son tour pour une petite lingère, de ses anciennes amies[3].

Il y a bien aussi dans l’original un valet bouffon qui a beaucoup de sympathie pour l’argent donné, qui fait sa cour à la soubrette avec une gaieté burlesque, et qui commente le mystère de la dame en mauvaise part, la supposant laide et vieille ; mais en ce genre tout dépend de la mesure et du goût des plaisanteries, et par malheur le Jodelet (ou Cliton) de Corneille dégrade la scène et abaisse les rôles principaux par des plaisanteries souvent grossières ; qu’on n’a point à reprocher au gracioso Limon.

  1. Acte I, scène i, vers 70.
  2. À peine encore le nom, car il l’écrivait Lopez.
  3. Acte III, scènes iii et iv.