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Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 4.djvu/423

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était impossible de résister ; mais elle était Mlle Gaussin dans tout… Rodogune demandant à ses amants la tête de leur mère est assurément une femme très-altière, très-décidée… Il est vrai que Corneille a placé dans ce rôle quatre vers d’un genre plus pastoral que tragique :

Il est des nœuds secrets, il est des sympathies,
Dont par le doux rapport les âmes assorties
S’attachent l’une à l’autre, et se laissent piquer
Par ces je ne sais quoi qu’on ne peut expliquer[1].

Rodogune aime, et l’actrice, sans se ressouvenir que l’expression du sentiment se modifie d’après le caractère, et non d’après les mots, disait ces vers avec une grâce, une naïveté voluptueuse, plus faite, suivant moi, pour Lucinde dans l’Oracle[2] que pour Rodogune. Le public, routiné à cette manière, attendait ce couplet avec impatience et l’applaudissait avec transport.

Quelque danger que je craignisse en m’éloignant de cette route, j’eus le courage de ne pas me mentir à moi-même. Je dis ces vers avec le dépit d’une femme fière, qui se voit contrainte d’avouer qu’elle est sensible. Je n’eus pas un dégoût ; mais je n’eus pas un coup de main… J’eus le plus grand succès dans le reste du rôle ; et, suivant ma coutume, je vins, entre les deux pièces, écouter aux portes du foyer les critiques qu’on pouvait faire. J’entendis M. Duclos, de l’Académie française, dire, avec son ton de voix élevé et positif, que la tragédie avait été bien jouée ; que j’avais eu de fort bonnes choses ; mais que je ne devais pas penser à jouer les rôles tendres, après Mlle Gaussin.

« Étonnée d’un jugement si peu réfléchi, craignant l’impression qu’il pouvait faire sur tous ceux qui l’écoutaient, et maîtrisée par un mouvement de colère, je fus à lui et lui dis :

  1. Acte I, scène v, vers 359-362.
  2. « L’Oracle, comédie en un acte, en prose, par M. de Saint-Foix, donnée pour la première fois sur le Théâtre françois le 22 mars 1740, avec beaucoup de succès, et souvent revue depuis avec plaisir. Cette pièce offre un tableau charmant du langage de la nature, rendu avec toutes les grâces et la naïveté possible par l’aimable actrice qui fait le rôle de Lucinde, c’est-à-dire Mlle Gaussin. » (Dictionnaire portatif des théâtres. Paris, 1754.)