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Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 4.djvu/464

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Son retour me fâchoit plus que son hyménée,
Et j’aurois pu l’aimer, s’il ne l’eût couronnée.
Tu vis comme il y fit des efforts superflus :
470Je fis beaucoup alors, et ferois encor plus
S’il étoit quelque voie, infâme ou légitime,
Que m’enseignât la gloire, ou que m’ouvrît le crime,
Qui me pût conserver un bien que j’ai chéri
Jusqu’à verser pour lui tout le sang d’un mari.
475Dans l’état pitoyable où m’en réduit la suite,
Délices[1] de mon cœur, il faut que je te quitte :
On m’y force, il le faut ; mais on verra quel fruit
En recevra bientôt celle qui m’y réduit[2].
L’amour que j’ai pour toi tourne en haine pour elle :
480Autant que l’un fut grand, l’autre sera cruelle ;
Et puisqu’en te perdant j’ai sur qui m’en venger,
Ma perte est supportable, et mon mal est léger.

LAONICE.

Quoi ! vous parlez encor de vengeance et de haine
Pour celle dont vous-même allez faire une reine !

CLÉOPATRE.

Quoi ? je ferois un roi pour être son époux,
Et m’exposer aux traits de son juste courroux !
N’apprendras-tu jamais, âme basse et grossière,
À voir par d’autres yeux que les yeux du vulgaire ?
Toi qui connois ce peuple, et sais qu’aux champs de Mars
490Lâchement d’une femme il suit les étendards ;
Que sans Antiochus, Tryphon m’eût dépouillée ;
Que sous lui son ardeur fut soudain réveillée ;
Ne saurois-tu juger que si je nomme un roi,
C’est pour le commander, et combattre pour moi ?
495J’en ai le choix en main avec le droit d’aînesse,

  1. Voltaire a mis le singulier : délice. Le mot est au pluriel dans toutes les éditions publiées du vivant de Corneille.
  2. Var. En recevra tantôt celle qui m’y réduit. (1647-56)