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Page:Cousturier - La Forêt du Haut-Niger, 1923.pdf/30

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17 mars.

En quittant Boola à l’aube, j’apprends avec joie que nous atteindrons la forêt ce matin. Depuis que j’ai fréquenté en France des tirailleurs tomas et kissiens, depuis cinq ans je pense à elle et à son peuple. Cependant elle semblait jusqu’ici reculer toujours davantage devant moi, comme un mirage, et pendant ces dernières années, plus que jamais. À la sortie de Kankan vers Kérouané,j’avais trouvé encore de la fraîcheur et de grands arbres. Ils se sont clairsemés, rabougris, jusqu’à la nudité horrible de Beyla, de cette Suisse sans sapins, ni vaches, jusqu’à Boola, cet escalier poli. Maintenant nous redescendons vers une vallée. Des systèmes montagneux, courant de l’est à l’ouest la barrent plusieurs fois, et comme nous faisons du sud, on dirait de bûches taquines, parallèles, posées en travers de notre course de fourmis.

Nous ne rencontrons encore que peu d’arbres, mais ce sont du moins de vrais arbres et non ce qu’on nomme ainsi dans la brousse, ces tristes lichens, ces pâles éponges que le ciel tour à tour gorge d’eau ou dessèche. Ici l’arbre sent l’arbre, l’haleine, l’aisselle d’arbre. C’est par lui et pour lui qu’absorbées et suées dans un rythme égal se meuvent ces vapeurs d’eau électrisées, bruines tièdes qui m’envahissent et chatouillent mes cils. Ici l’arbre est un être puissant, un animal. Tel un éléphant, on le surprend les pieds dans le marigot et, quand on passe, il vous vaporise de l’eau au visage. Voici des groupes de ces arbres qui s’élargissent, formant des troupeaux. Et puis c’est la forêt elle-même. Elle m’apparait revêtant une belle montagne à triple sommet.

Je l’ai reconnue aussitôt. Ce n’est pas à sa ressemblance avec les descriptions que j’en ai lues que je la reconnais, mais à la nouveauté de ses apparences. Même de loin, elle diffère essentiellement de tout ce que j’ai vu jusqu’ici. Habituée que je suis à la banalité des paysages de brousse où je m’endormais, l’étrangeté de ses proportions me secoue, m’étonne, me surexcite comme l’irruption soudaine du merveilleux dans le familier. Je ne serais pas plus troublée en France, si, me promenant au bord de la Seine, Paris m’apparaissait tout à coup

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