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Page:Cousturier - La Forêt du Haut-Niger, 1923.pdf/31

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bâti, non de maisons, mais de cathédrales. La montagne qui est devant moi est entièrement plantée non pas d’arbres, mais de monuments de verdure qui ignorent les arbres tels qu’on les connaît.

Je fais demander aux porteurs par mon garde-cercle et interprète la direction, à vol d’oiseau, de N’Zérécoré. Elle coupe la crête attirante. Je leur nomme ensuite les étapes inscrites par l’administrateur. Ils m’en indiquent l’échelonnement vers l’est, sur des montagnes dénudées.

— C’est la meilleure route, disent-ils, que le commandant a indiquée, c’est la nouvelle et la moins dure, mais c’est la plus longue.

Je préférerais camper huit jours où je suis, plutôt que de perdre la vue de la forêt, et les porteurs préfèreraient crever dans l’effort de hisser leurs charges en d’âpres chemins plutôt que de ne pas bénéficier du raccourci que je leur offre. Nos passions coïncident donc et nous amènent bientôt au pied de la montagne de Kaviata.

Le seuil de la forêt est gardé par des papillons. Les plus grands sont bleu céruléum et noir et le revers de leurs ailes est ocellé de nacre ; les plus petits sont orangés. C’est au-dessus d’un ruisselet qu’ils vont et viennent activement, en vols pressés. On dirait qu’ils ne s’agitent que pour faire vibrer leurs couleurs, pour les changer en flamboiement, car ils ne se posent même pas. Sans doute absorbent-ils une émanation, imperceptible pour nos sens, qui leur communique cette effervescence extrême ?

Tout de suite le sentier est devenu impraticable à mes hamacaires et je ne le regrette pas. Je suis ravie d’escalader moi-même les marches inégales formées par les grosses racines qui courent parmi les pierres ou se nouent luisantes et musclées, sur le sol humide, comme des serpents.

Et d’ailleurs, je ne suis nullement pressée. Ne suis-je pas arrivée ? L’écran vert doré des feuillages m’a déjà invitée à quitter mon casque et à libérer mes regards dans le demi-jour nuancé. Mais c’est surtout moralement que je m’abandonne. La longue tension de toute ma volonté vers des arbres neufs, vers un peuple d’arbres échappé à la tyrannie des hommes et des feux de brousse, vers un peuple d’arbres

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