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Page:Cousturier - La Forêt du Haut-Niger, 1923.pdf/32

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qui se gouverne seul, cette volonté a enfin abouti et peut se détendre. À peine griffée par notre étroit sentier zigzagant, c’est bien la fleur de la forêt que je touche, aussi délicate que le velours des prunes. Je touche de tous mes sens la forêt avec sa fleur et elle se laisse toucher, admirer, aimer ; elle est aimable et familière et cela surprend de la part d’une belle vierge étrangère. J’en ai les mains un peu tremblantes et moites. Mais elle est toute souriante. Elle est telle que certains de ses habitants que j’ai vus en France : nullement sauvage. Les forêts voisines des plaines du sud sont, me dit-on, austères ; leurs dômes épais ne laissent ni filtrer les rayons du soleil, ni paraître les oiseaux : aucune vie. Beaucoup, on l’a assez dit, ressemblent à des temples antiques à colonnades. Celle que je vois ressemble bien si l’on veut à une haute nef gothique, mais trop haute, injurieuse au ciel de Dieu, d’un style trop flamboyant, si décadent que les piliers ondulent comme des femmes et des serpents, que les nervures de voûte vont nouer trop haut des lustres, que les vitraux laissent passer trop de diamants bleus par les rosaces noires des branches. Cela n’est pas du tout grave et religieux, et les orgues sont trop légères : des flûtes, des trilles d’oiseaux s’espacent dans de permanents trémolos d’insectes. La forêt de Kaviata n’enferme pas les Évangiles, c’est une église de Satan ; elle se convulsé, elle danse. Les forêts de plaines ne dansent pas : elles s’étendent, immobiles comme des dogmes ; mais les forêts de montagnes se meuvent, s’émeuvent, et leurs ivresses disjoignent leurs voûtes. Que c’est joli une cathédrale qui danse le sabbat ! Les ornements des chapiteaux, de l’autel et de la chaire et les sujets des peintures se détachent et se déplacent, s’enroulent autour des piliers s’envolent ou traînent ; ce sont ces lianes vertes, noires ou fleuries que l’on voit partout, écharpes parfumées que mes mains saisissent.

Vraiment, si j’avais pu moi-même élever un temple à Dieu, à l’Inconnaissable, à l’Absurde, je l’aurais bien construit dans ce style-là, ni austère, ni menaçant, essentiellement cahotant et croulant, sans nulle apparence de solidité surtout ; élancé vers l’infini mais en jets de mousse.

Et ma proportion dans cet édifice correspond aussi à mon senti-

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