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Page:Cousturier - La Forêt du Haut-Niger, 1923.pdf/38

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effet de vaincus heureux d’être soumis à la domination de vainqueurs, ce serait leur faire injure ; il est honteux, pour tous les hommes, de se soumettre. Quand des hommes noirs sont vaincus par d’autres hommes noirs, ils les haïssent. Les Soussous haïssent les Peulhs, les Kissiens et les Tomas haïssent les Malinkés. Mais quand les hommes noirs sont vaincus par des hommes blancs, ils le sont par une couleur, par une abstraction, et c’est un phénomène divin qu’il est raisonnable d’adorer, du moins pendant un certain temps.

Arrivée dans le village, je me trouve soudain au centre d’un cirque de foule aux parois épaisses ; il n’est rien resté dans les cases, ni un vieillard, ni un enfant. De la plus petite taille à la plus grande, des êtres de tous les âges forment d’insensibles gradins qui sont des têtes noires superposées.

Autour de moi sautillent les aïeules qui ont encore des tendons à leurs os. Comme j’ai pris conscience de la beauté du rôle que m’assigne ici ma couleur de peau, je reste paisiblement immobile, offerte à la dévotion générale. Je n’ai pas à parler, je n’ai pas à sourire, je n’ai pas à penser, je n’ai qu’à être blanche, comme le soleil à briller. Un vainqueur paraît toujours magnanime quand il ne frappe pas, même s’il sommeille.

Je m’éveille pourtant à regarder mon peuple. C’est un peuple d’art, épris de symétrie, d’équilibre, qui semble lui-même en bois nuancé et poli comme ses œuvres sculpturales. Les coiffures de femmes tressées et élevées en casques au triple cimier, les tatouages géométriques, les quelques raies bleues ou blanches qui ornent les fronts ou les pommettes de quelques personnes, rappellent leurs relations intimes avec les fétiches que nous connaissons. On m’apprend que les individus qui ont le corps décoré d’argile blanche viennent de participer à la fête des serpents sacrés. Ils leur ont offert comme à moi des poulets blancs. Le devoir de politesse de tous les serpents et gouvernants sacrés est d’accepter les poulets offerts, car cela est de bon augure pour le village et j’ai rempli ce simple devoir. Mais on m’offre en outre une chèvre et un mouton et cela m’encombre et me ruine, car pourvue de deux mains aptes à rendre les

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