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Page:Cousturier - La Forêt du Haut-Niger, 1923.pdf/44

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masque noir impassible. Une étoffe rayée bleu et noir couvre le buste et se déploie latéralement en ailerons larges où s’annule la forme des bras et des mains. La même étoffe, bien tendue de l’extrémité de l’échasse à la jupe, dissimule bien la présence de jambes. Quand les nioumous simulent la colère, en brandissant l’insigne de la puissance, le sceptre indigène à franges rouges, ce sceptre s’agite au bout des ailerons, faute de mains visibles, comme s’il y était épinglé.

Ainsi, à l’inverse des danseurs grecs dont les draperies même glorifiaient les formes du corps humain en les soulignant, ceux de N’Zérécoré ne cherchent qu’à les supprimer. Loin d’avoir la religion du nu, ils ont la passion esthétique de l’artificiel ; ils sont exactement dans l’expression du mouvement, ce que sont les fétiches dans la plastique sculpturale : une évocation de l’homme, profonde, mais ornementale ; une création et non pas une imitation de formes naturelles plus ou moins heureusement choisies.

Je pense à ce que j’ai lu dans différents récits de voyageurs à propos de danses africaines où des nègres gesticulent et se contorsionnent. De tels mots prêtent à confusion. Ils m’avaient suggéré un déchaînement de vie animale et j’aurais bien voulu voir cela. Or, c’est le contraire que je trouve. Tout, chez les nègres n’est qu’artifice et discipline, et plus j’avance dans la forêt, plus leurs modes de se mouvoir se révèlent fixes.

Les noirs ont le dégoût de la liberté, que d’ailleurs ils ignorent. Ils enferment dans des formules chorégraphiques d’un art fermé, même l’amour et la souffrance. L’obscénité elle-même n’appartient pas aux individus, elle devient un sacrement, une image de piété. Les femmes ici ont leurs tam-tams ; les hommes, les leurs, ainsi que leurs sociétés secrètes respectives et qui doivent s’ignorer. Certes la vie triomphe, mais c’est très difficilement. L’art a horreur de la réalité et c’est pourquoi les danseurs que je vois ne sont même plus des hommes, ni des femmes. Ces féticheurs ont effacé les formes de leur corps et ils ont pris une voix lointaine de jeunes garçons. Les petits danseurs juponnés déploient les mêmes grâces que les petites danseuses des pays malin-

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