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Page:Cousturier - La Forêt du Haut-Niger, 1923.pdf/45

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kés. Des sens communs et nouveaux leur sont nés par la puissance de la musique, des sens artificiels d’androgyne.

Je songe, devant ces êtres, à ce que disait un peintre de mes amis, Henri Matisse, devant le pied d’un personnage de Michel-Ange : « C’est tout de même par trop un pied ! » Je songe à ce que disaient deux jeunes noirs africains que je rendis spectateurs ennuyés de danses d’Isadora Duncan et de son école : « Des femmes qui sautent, des femmes qui volent, ce n’est pas ça qui est danser. »


Il ne pleut guère depuis que je suis à N’Zérécoré mais il y a des journées chaudes et claires relativement, et des journées fraîches avec assez de brumes rampantes, le matin, pour effacer les troncs des palmiers et ne laisser apparaître que leurs bouquets de feuilles bleues dans un ciel blanc. Pour la première fois depuis que je suis en Afrique, je cherche ici, malgré moi, malgré la raison, l’emplacement de ma demeure possible. J’en ai parlé au capitaine et à sa femme qui sont très accueillants et simples et nous étudions ensemble des expositions. J’en ai parlé aussi à Ghibi, car il vaut que je l’interroge. Il est un étranger ici, comme moi, à près de mille kilomètres de son village, hors de sa langue et de ses coutumes, et il doit avoir des impressions qu’il est intéressant de confronter avec les miennes. Je lui fais donc connaître mes enthousiasmes et mes rêves ; mais il ne les partage pas. Il n’apprécie ni l’administration militaire, ni la fête du recrutement, ni la vie au poste, ni la forêt, ni la population guerzé et ses tam-tams : rien, si ce n’est l’humidité favorable à la culture. Ghibi n’a même pas pardonné au capitaine, depuis huit jours, l’étape de cinquante kilomètres qui nous porta par Gouecké jusqu’ici et qui comportait cependant un si beau déploiement de luxe indigène.

— Marche forcée comme celle-là, fait-il en secouant la tête, c’est le plaisir des capitaines. L’officier il ne peut pas regarder un homme marcher comme un homme ; même tu vas rester là pour vivre comme un homme, il a mal au cœur, il ne peut regarder rien que soldats. C’est pour ça, moi, j’ai laissé ma barbe autour de la figure, ici je ne rase plus et je tire bien pour faire un peu vieux ; le capitaine il ne

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