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Page:Cousturier - La Forêt du Haut-Niger, 1923.pdf/48

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travail, car ce serait manquer d’égards à la vieillesse ; nul n’oserait changer de village de peur d’outrager les morts. En Basse-Guinée, on rencontre des Malinkés et des Tomas partout, mais on ne rencontre de Guerzés nulle part hors de leur forêt. Ce sont des trappistes. Leurs jambes ne leur servent plus à marcher, ni leur cerveau à penser ; ils ne servent qu’à accomplir des tâches sociales définies, à exécuter un art de vivre d’une harmonie parfaite.

On comprend que dans une société aussi belle que celle-là les sentiments naturels soient le dernier des soucis. L’art et la société vivent de sacrifice. Qu’est-ce pour des civilisés dignes de ce nom que la pensée, le cœur, la chair, la vie d’un être comparés à la sainteté d’une institution ? Ils n’ont donc à distinguer des hommes que leurs apparences sociales admises ou proscrites. Chercher des frères sous les dernières ? Pour quoi faire ? Il faudrait être encore muni d’un odorat de bête, comme certains d’entre nous qui, par exemple, trouvent un être humain sous un costume d’Allemand. Les Manons ont franchi cela, ils ont dépassé l’instinct ainsi que tous les peuples les plus artistes de l’Afrique : les Baoulés, les indigènes de la Haute-Sassandra, les Pahouins, les Yakomas, tous anthropophages. L’art collectif, la vertu et l’anthropophagie vont de pair ; chez eux, plus complètement que chez nous encore, les étrangers, les orphelins et tous les parias sont des aliments classiques.

Vais-je alors féliciter les cinq prisonniers du capitaine ? Non, car ce ne sont pas forcément les saints dont je parle, et il est même à présumer que ceux-là n’ont mangé personne.

Des gens bien élevés, comme on les voit ici, ne pouvant contrarier ni les ancêtres, ni l’autorité civile et religieuse, il s’ensuit qu’on peut leur faire dire ce qu’on veut. Il ne s’agit que de les mettre dans un cas où il y va de la politesse de dire qu’ils ont mangé quelqu’un et ils s’exécutent, aussi noblement que des samouraïs, quoiqu’autrement. Les témoins prouvent généralement autant d’honneur et de tact. La vérité en elle-même n’a pas d’intérêt. Un individu n’a pas le droit de s’en servir pour défendre sa vie, qui est sans valeur ; il a au contraire le devoir de se soumettre à la respectable puissance de l’accusa-

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