Aller au contenu

Page:Cousturier - La Forêt du Haut-Niger, 1923.pdf/47

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

corvées n’est pas gardé ; je le vois auprès de ma case libre d’aller et venir à cause de son âge avancé et de l’ancienneté de sa peine. Il a l’air d’un brave homme et il en est un, vraisemblablement. Il paraît qu’il a fait tuer un de ses fils afin de l’offrir à des hôtes pour leur repas, faute d’autre viande que sa pauvreté ne lui permettait pas d’acheter. Au tribunal on me communique les faits sur l’air connu : « Hein ! quelles brutes ! » Mais j’ai l’opinion opposée car j’estime que cet homme a des usages raffinés. En Europe, les gens les plus riches et les plus distingués immolent aussi leurs fils, mais à la patrie gardienne de leurs intérêts ; tandis que le Manon était pauvre. Il est donc, lui, un pur Abraham du dieu des bons usages, un saint social.

Des quatre autres anthropophages, trois auraient fait partie de ces sociétés secrètes dont les membres sont obligés de fournir à un festin rituel l’un de leurs proches ; le cinquième aurait tué et mangé un orphelin.

Des renseignements déjà recueillis auprès de blancs et d’indigènes et des nouveaux que je prends ici, il résulterait, s’ils sont exacts, qu’il existe ces divers cas d’anthropophagie :

1° Par mysticisme. Des individus font partie d’une secte fétichiste, d’une société secrète où l’on communie dans la chair et le sang d’une victime humaine plus agréable à un dieu, ou plus propres à cimenter un pacte indissolublement.

2° Par patriotisme et solidarité familiale. L’étranger et l’orphelin errant sont abattus et dévorés ou utilisés comme esclaves et sacrifiés en de solennelles occasions.

En dépit de cette apparente complexité la question de l’anthropophagie s’élucide quand on observe que les Manons et Guerzés ont une société admirablement policée et un art parfait. Depuis que je voyage en Afrique Occidentale je n’avais encore jamais vu des chefs aussi bien obéis, des pères aussi respectés, des rites aussi bien suivis. Aucun homme n’y offrira volontairement sa main d’œuvre même très bien rémunérée, car ce serait méconnaître le droit de son chef de disposer de lui ; aucun garçon, je l’ai déjà dit à propos des anciens tirailleurs, ne réclamera à son père l’épouse due en récompense de son

45