Page:Crevel - Détours, 1924.djvu/107

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jugeât du moins convenable de sembler peinée de me perdre encore.

Je rentrai de fort mauvaise humeur. Je fis porter un mot à Cyrilla pour lui faire savoir que j’avais l’intention d’aller au Gornergatt Kulm et que j’espérais qu’elle-même voudrait bien m’y suivre.

Elle vint me porter sa réponse ; elle ne demandait qu’à m’accompagner.

L’un en face de l’autre dans le funiculaire nous ne disons pas un mot. Je pense qu’elle m’est indispensable, comme moi je lui suis indispensable. Seuls l’un et l’autre. Seuls l’un sans l’autre ; je prévois la chaîne ; je sais exactement ce qu’elle pèsera ; c’est la minute où l’on se demande : si au lieu de chercher un être pour qui vivre, on avait cherché une idée ? Les coins de neige et de glace que j’aperçois par la vitre du wagon autorisent tous les lyrismes, et chaque cran de la crémaillère scande la syllabe d’une phrase que j’entendis un jour de mon enfance et que je ne peux pas ne pas me redire : « Les courageux vivent pour une idée et non pour un être. »

N’était-ce point lâche de redouter si fort l’ennui et puis-je mettre mes souvenirs en viager ? Il faudrait d’abord avoir des souvenirs ; j’ai cru sentir, comprendre, voir, préciser chaque instant mais les heures qui laissent les souvenirs, ces amis dont je suis douloureusement en quête, ne viennent jamais tant qu’on y pense. Je pense donc je suis. Je pense, mais c’est pour douter. Je pense donc je ne vis pas. Sans doute faudrait-il une discipline morale ? Idiot. Les grands mots maintenant, et à quoi bon d’ailleurs puisque somme toute ils ne tiennent guère plus de place que les autres ?