Page:Crevel - Détours, 1924.djvu/22

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que j’appelais un sacrifice. En retour, je les suppliais de mettre l’oiseau multicolore que ma mère n’avait pas voulu m’acheter dans le tiroir d’une table de bois blanc qu’on avait cloué pour que mes doigts ne s’y meurtrissent point.

Rentré, je parvenais à ouvrir le tiroir ; les mystérieuses puissances l’avaient laissé vide. Semblable était la puérilité de ce donnant-donnant que j’essayais à l’âge où les amies de nos familles nous appellent jeune homme et nous caressent la joue pour voir si la barbe va bientôt pousser. Les femmes aiment Chérubin, couchent volontiers avec lui mais n’osent en dire « mon amant ». C’est qu’elles ont peur de trop se fier à la tendresse des tout jeunes hommes et, pour n’en point souffrir, elles les chérissent à la manière des jolis animaux très familiers. Quant à moi je craignais de ne point garder la maîtresse qui me rendrait heureux ; aussi, spontanément, j’abandonnai l’espoir et me donnai des airs de mépris pour que la volonté supérieure en qui l’on veut croire les jours de lâcheté m’accordât une compensation.

Sans sujet central, en dépit de quelques jeux avec mes jolies amies, mon existence ne pouvait manquer de m’apparaître vide. Vint la saison des après-midi interminables dans les cafés, des confidences à des inconnus que j’abandonnais lorsqu’à l’avouer j’avais perdu un peu de ma douloureuse inconsistance.

Tout cela d’ailleurs est assez loin aujourd’hui pour que je ne me donne plus la peine de réfuter le proverbe « les gens heureux n’ont pas d’histoire », mais quelle chanson monotone pourra me plaindre, lierre invertébré sur un sol d’où ne jaillissait aucun arbre ?