Page:Crevel - Détours, 1924.djvu/42

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devant cette femme qui avait une telle réputation de beauté, mais dont j’aimais surtout certains accents.

Un jour qu’elle me surprit fort distrait aux précisions de ses phrases, je m’excusai en lui rappelant que nos langueurs se bercent d’un concerto savant, et qu’ainsi nous aimons avec une sensualité très simple ce qui fut créé pour l’intelligence, tout en ayant raison d’ailleurs contre ceux qui détaillent chaque mesure, chaque accord.

Léila n’avait pas bon caractère. Pourtant elle ne se fâcha point. Plus tard elle devait m’avouer les raisons de cette indulgence. Le malaise où je vivais depuis la mort de mon père lui était aphrodisiaque ; moi je prenais pour de la compassion ce qui répondait (anachronisme !) au désir dont j’avais perdu toute mémoire ; je ne renouvelai point mes déclarations. J’aurais voulu tout simplement que Léila fût une mère et j’avais passé l’âge de l’inceste spontané sans imaginer que l’autre pût se réaliser.

Un jour, comme je remerciais Léila de sa compassion, elle haussa les épaules, sourit et finalement : « Il faudrait voyager.

— C’est un conseil que l’on donne aux malades importuns que l’on ne peut faire enfermer.

— Vous êtes injuste, Daniel ; pour vous prouver que je ne veux pas vous envoyer dans les prés — c’est bien comme ça qu’on dit, hein ? — nous allons vivre cette soirée ensemble ; mais de grâce ne pensez plus tant à vous ; essayez de me distraire comme si j’étais tout bonnement une cousine provinciale. Nous partons. »

Je choisis un endroit où les cocktails sont baptisés chinois, sans doute parce que l’établissement qui s’en est fait