Page:Crevel - Détours, 1924.djvu/46

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marche des équilibristes comme s’il s’agissait simplement du jeu des doigts autour d’un fruit ?

Léila et Myriam sont vulgaires. À force de désirer le violoniste, les lèvres du nègre ont dévoré son visage.

Les stores orange se tachent de transpirer la tristesse et moi j’ai mal sans savoir où.

On boit, on danse.

Je vois les objets s’animer pour faire des faux pas, je perds jusqu’au goût des boissons fades et je compte.

Deux mille, deux mille un, deux mille deux ; je ne sais plus si les secondes ne sont pas des journées, deux mille trois, deux mille quatre ; à force de répéter les mots je désapprends les syllabes. Léila se moque parce que je prévois : quand le soleil se lèvera, l’alcool aura noyé le mensonge des fruits, deux mille quatre, deux mille cinq ; Myriam s’est remise à danser ; deux mille six, deux mille sept, Myriam, Myriam, Myriam ; elle est folle, ma foi, et puis d’abord Myriam n’existe pas ; autant dire Balthazar, Balthazar, Balthazar.

Une grue danse parmi l’auréole de son crêpe marocain.

Un roi joue avec les nuages des soies persiques.

Balthazar.

Mais s’attendrir à propos d’un roi biblique ; dans les bars tous les Davids nés natifs d’Asnières, tous les saints Sébastiens de province. L’état civil m’a comblé de surprises, chaque fois qu’il s’est agi d’une Mercédès, d’une Carmen, d’une Jenny.

Léila, je me suis trouvé. Je ne suis pas l’assassin de mon père, mais simplement un sceptique ethnographique. Le barman a vu le jour aux Batignolles. Votre avis, ma chère ;