Page:Crevel - Détours, 1924.djvu/81

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se déchirent, c’est du Dostoïevsky. » Léila d’ailleurs ne semblait guère se rendre compte de quelles louanges la comblait Boldiroff en l’identifiant au romancier type, son romancier national et orthodoxe ; l’éloge ne l’arrêta point ; au reste, je savais son goût pour le genre oratoire ; à la mort de mon père je m’étais abandonné au flot de ses discours et même, à parler franc, quoique j’eusse alors — comme s’il s’était agi d’une musique mal déterminée — subi l’accent de sa voix, plutôt qu’écouté ses mots exacts, elle était parvenue à jouer déjà de ma douleur ; je me trouvais, il est vrai, d’une faiblesse à me tacher de n’importe quelle influence.

Mais Cyrille, homme d’aspect heureux, n’avait, selon moi, aucune raison de se laisser prendre à ce récit dont ma famille faisait les frais. J’en voulus à Léila de l’intérêt qu’il lui portait ; les conclusions qu’elle tirait à mes dépens d’astucieux syllogismes me mettaient de méchante humeur, me rappelaient ce que je m’étais efforcé d’oublier et me contraignaient à la tristesse de souvenirs trop nets. J’en fis retomber la faute sur la bavarde et résolus de me venger d’une indiscrétion que d’autres sans doute pouvaient excuser, mais qu’il m’était impossible, à moi, d’absoudre. Je n’imaginai d’ailleurs le châtiment que sous forme de talion. Léila me jugeait, or parce qu’elle était femme je ne pouvais l’arrêter d’un mot ; mais, assez grand seigneur pour me satisfaire d’une victoire que je demeurerais seul à connaître, je la regardai mieux, plus apte du fait même de la colère, et de cette clairvoyance inexplicable que nous lui devons pour l’ordinaire ; cette hindoue, j’en fus vite persuadé, ne parlait qu’en vue de tel ou tel