Page:Crevel - Détours, 1924.djvu/85

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Du bout de l’ongle Cyrille se met à tracer sur la nappe le profil de Léila qui maintenant s’adresse directement à moi :

« Daniel, vous n’êtes qu’un pauvre gosse. Tout baby vous preniez déjà de l’huile de foie de morue, n’est-ce pas ? et rêviez d’avoir le teint frais des petits garçons sur les cartes postales anglaises : à vingt ans épouser une girl passée au même tripoli, boire du thé, beurrer les toasts, vous multiplier indéfiniment, vie conjugale, cigarette à bout doré, tub, gant de crin, eau de Cologne, linge fin, optimisme, tennis et auto vernie, assez d’élégance pour qu’on hésite à hausser les épaules ; au fond, Cyrille n’avait point tort ; le modèle demi-fou est préférable ; je vous aime encore mieux tel que vous êtes devenu, mais faut-il absoudre celui que vous auriez été si monsieur votre père n’avait gardé le goût de certains plaisirs coloniaux et si madame votre mère n’avait été portée à la neurasthénie ?

« Trop bon fils pour condamner l’un ou l’autre, vous avez nié les lois des gens heureux ; tour à tour, vous avez essayé de la tendresse, de l’égoïsme et, à la mort de votre père, du désespoir. Vous êtes né trop tard, car il y a vingt ans, avec vos prétentions, vous seriez entré dans la marine et auriez fini par épouser la fille d’un amiral. Voyage de noces en Indochine, duos parmi les soies et les bronzes ; mais vous n’auriez pas eu la curiosité de l’ivoire au milieu des pagodes qui servent de manches aux congayes, vos doigts n’auraient pas erré sur la toile où la peau des boys transparaît au toucher. En dépit de toute une bonne volonté, garçon sérieux...