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Page:D'Ablancourt Renée, Ceux qui passent, 1896.djvu/5

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— Et le ciel nous habillerait comme le lys et nous nourrirait comme l’oiseau.

— Je travaillerais, j’obtiendrais une place…

Elle haussa les épaules :

— J’ai mieux que cela, ma vieille nounou, vous savez…

— La concierge de Sonas.

— Oui, elle me fait son héritière, vingt mille francs d’économies réalisées à notre service, elle me les repasse après elle.

Il eut un geste vague d’espérance et de pitié. Elle continua :

— Seulement, il en manque encore un peu, n’est-ce pas, pour arriver aux vingt-cinq à trente mille exigés pour l’honneur d’épouser un officier français ; alors il reste, pour finir la somme, l’espoir de la martingale de Raynaut, l’industrie de Calixte, les appointements de papa… bref, l’embarras du choix.

Encore ils s’amusaient de ces invraisemblances et puisque l’assiette aux petits pains et la coupe à champagne étaient vides, ils se prirent par le bras pour arpenter ensemble les salons et continuer leur joli tête-à-tête dans cette foule.

— Ainsi le Larcher serait enfoncé, affirma Dominique.

— Par moi, naturellement, mais chez nous ils sont tous pour lui, tous lui trouvent d’inaltérables vertus ; Raynaut prétend qu’il manque de parchemins ; il a un incalculable nombre de bicyclettes par chemins et que cela peut équivaloir.

— Quelle bêtise. Pourquoi avez-vous si vite vendu Sonas ?

— Les dettes s’accumulaient. La maison se lézardait, les ronces mangeaient le jardin.

— Cette vente vous a fait grosse peine, Annette ?

— À moi, oui ; j’aimais cette vieille bicoque, les ombrages séculaires, la petite chapelle perdue dans le lierre ; le grand étang au bas de la terrasse ; malgré moi, je pleurais quand on a signé l’acte.

— Que ne suis-je riche, sainte Vierge !

— Alors le bon Larcher est venu à moi tout ému :

— Si vous vouliez, si vous vouliez.., balbutiait-il en me tendant sa grosse main honnête.

— L’impudent ! abuser d’une situation !

— Il s’est retourné vers père, et vivement l’a prié de venir quand même passer l’été à Sonas, pour l’habituer, le mettre au courant.

— Mais mon oncle n’accepte pas.

— Au contraire.

Dominique, effaré, leva les bras vers le plafond sans souci du lieu, perdu très loin de Paris et de tout ce monde.

— Mon oncle vivre en invité dans sa demeure familiale, dans le berceau de ses aïeux !

— Il dit qu’il sera enchanté de jouir une fois réellement en paix du charme de Sonas : nul, au moins, ne lui présentera plus de notes à payer : tout marchera par la baguette magique d’une fée… ou plutôt du génie Larcher.

Elle lui sourit des yeux avec infiniment de douceur. Ils passaient devant une grande glace qui renvoyait en pied leur gracieuse image, ils s’arrêtèrent.

— Est-il donc si mal assorti, ce couple ? remarqua Dominique avec un soupir.

Lui, grand, bran, admirablement pris dans son uniforme noir et rouge, l’air jovial, franc, énergique. Elle, blonde comme les blés dorés de juillet, avec des yeux de bleuets, une physionomie riante, fraiche, des attaches fines, révélant l’aristocratie de dix siècles.

Derrière eux le baron passait ; il tapa sur l’épaule de son neveu.

— Dominique, je t’invite à diner, lundi, sept heures.

Le jeune homme se retourna ravi.

— Oui, continua le député avec un geste gamin, lundi trente, jour de paie !

Et il se sauva, enchanté de son mot, pour se perdre dans un groupe d’habits noirs et d’épaules blanches.

Le jeune homme serra de nouveau sous le sien le bras d’Annette.

— Votre père est très bon, dit-il, convaincu.

— Père est parfait. Mais votre confession, Dominique, il me semble que jusqu’à présent j’ai seule parlé et cependant j’ai ouï dire par-dessus les murs une certaine idylle de régiment. Allons, avouez, ami, avouez ; confiance mérite confiance. Je veux un récit.

— Il est tout à ma gloire : mon colonel