Page:Darien - L’Épaulette, Fasquelle, 1905.djvu/369

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les gens, quand on peut les faire écraser sous les pieds des chevaux ?

M. Issacar parle aussi. Pas publiquement ; mais hier, m’ayant rencontré à la mairie, il m’a dit quelque chose que je veux répéter.

— Oui, a-t-il avoué, je suis seul responsable, ou plutôt premièrement responsable, de ce qui s’est passé. J’ai cru qu’un massacre, perpétré de sang-froid et sans aucune provocation, créerait dans le peuple une indignation profonde qui se traduirait par un soulèvement. Vous voyez le résultat. Le peuple ne veut pas se soulever ; il reste insensible à la pire misère, aux pires outrages. Cependant, il faudra qu’il se soulève. Puisque la tragédie — la tragédie dont il fournit les cadavres — ne l’émeut point, nous essayerons du mélodrame ; du bon vieux mélo, avec le forçat innocent, sa famille en pleurs, et le traître escorté des complices nécessaires ; du bon vieux mélo qui fera voir aux masses quelles basses crapules le gouvernent. Peut-être le peuple, trop abruti pour s’émouvoir de ses souffrances personnelles, se laissera-t-il exaspérer par des forfaits qui ne le concernent qu’indirectement. Pareille chose s’est vue, peut se voir encore… Oui, je sais ce que vous pensez ; malgré tout, ce que j’ai fait est horrible. Soit. Seulement, il y a des lâchetés que peu d’hommes ont le courage de commettre….. Je vais quitter l’administration, mais je resterai en relations avec les gens au pouvoir. Je veux les aider à commettre leurs crimes et leurs sottises jusqu’au bout. Il faut lasser le destin. En haut et en bas, il n’y a que des vaincus en France, de sales vaincus. Sans doute ne secoueront-ils leur abjection que lorsqu’ils seront mis, subitement, en face d’une nouvelle débâcle. Ce sera ma dernière carte — et je la jouerai bien, vous verrez.

La physionomie de M. Issacar, dépouillée de son masque habituel de scepticisme, exprimait une résolution