Aller au contenu

Page:Daudet – Les Rois en exil – Éditons Lemerre.djvu/331

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
326
LES ROIS EN EXIL

son antique légende : l’heiduque Rodoïtza, tombé aux mains des Turcs, fait le mort pour s’échapper. On allume du feu sur sa poitrine ; l’heiduque ne remue pas. On glisse dans son sein un serpent, aiguisé par le soleil, on lui enfonce vingt clous sous les ongles, il garde son immobilité de pierre. Alors, on fait venir Haïkouna, la plus grande, la plus belle fille de Zara, qui se met à danser en chantant l’air national illyrien. Dès les premières mesures, dès que Rodoïtza entend tinter les sequins du collier de la belle, frémir les franges de sa ceinture, il sourit, ouvre les yeux, serait perdu, si la danseuse, dans un pas élancé, ne jetait sur le visage qui s’anime le foulard de soie dont elle marque et couronne sa danse. Ainsi l’heiduque fut sauvé, et voilà pourquoi, depuis deux cents ans, l’air national d’Illyrie s’appelle l’air de Rodoïtza.

En l’entendant sonner sous le ciel d’exil, tous les Illyriens, hommes et femmes, ont pâli. Cet appel des guzlas, que du fond des salons l’orchestre accompagne en sourdine, comme un murmure de flots au-dessus desquels crie l’oiseau des orages, c’est la voix même de la patrie, gonflée de souvenirs et de larmes, de regrets et d’espoirs inexprimés. Les archets énormes, lourds, en forme d’arcs de combat, ne vibrent pas sur des cordes vulgaires, mais sur des nerfs tendus à se rompre, des fibres