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Page:Daudet – Les Rois en exil – Éditons Lemerre.djvu/443

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LES ROIS EN EXIL

crue, et sans douleur, sans secousse, avec l’impression de l’anéantissement final, lui remplissait la bouche d’une fadeur rouge. C’était mystérieux et sinistre, le mal arrivant à la façon d’un assassin qui ouvre les portes sans bruit, dans l’ombre. Il ne s’effraya pas, consulta des carabins de sa table d’hôte. On lui dit qu’il était très atteint. « Qu’est-ce que j’ai ? — Tout. » Il était à ces quarante ans climatériques de la bohème, où l’infirmité s’embusque, guette l’homme, lui fait payer cher les excès ou les privations de sa jeunesse ; âge terrible, surtout quand le ressort moral est brisé, que la volonté de vivre n’existe plus. Élisée mena sa même existence, toujours dehors à la pluie, au vent ; passant des salles surchauffées, embrasées de gaz, au froid de la rue en plein hiver, continuant — quand tout s’éteignait — à discourir au bord du trottoir, marchant la moitié des nuits. Les hémoptysies devinrent plus fréquentes ; d’effroyables lassitudes les suivaient. Pour ne pas s’aliter, car la mélancolie déserte de sa chambre lui pesait, il s’installait au Rialto, une brasserie à côté de l’hôtel, lisait ses journaux, rêvait dans un coin. L’endroit était tranquille jusqu’au soir, gai de son mobilier de chêne clair, de ses murs barbouillés de fresques et représentant Venise, des ponts, des coupoles en trompe-l’œil sur un liquide arc-en-ciel. Les Vénitiennes elles-mêmes, le soir si allumées,