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Page:Daudet - Jack, II.djvu/123

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est dans son cerveau à l’état d’embryon, il le croit déjà formulé, réalisé ; et quand il s’est contenté de faire de grands gestes, de bredouiller quelques mots, il reste atterré devant le peu qu’il a produit, devant la disproportion du rêve avec la réalité. Désillusion de don Quichotte se croyant dans l’Empyrée, prenant pour le vent d’en haut l’haleine des marmitons et les soufflets de cuisine qu’on agite autour de lui, et ressentant sur le cheval de bois où il est assis toute la secousse d’une chute imaginaire. D’Argenton, lui aussi, se croyait parti, enlevé, envolé… Eh quoi ! tant de frissons, de fièvre, d’exaltation, de poses, d’attitudes, de pas contrariés, tant de fois la main passée dans les cheveux, pour arriver à ces deux lignes : « Dans un vallon perdu des Pyrénées, de ces Pyrénées, etc… » Et c’est toujours ainsi.

Il est furieux, il se sent ridicule :

— Aussi c’est ta faute, dit-il à Charlotte… Avec cela qu’il est facile de travailler en face de quelqu’un qui pleure tout le temps. Ah ! tiens, c’est horrible… Tout un monde de pensées, de conceptions… Et puis rien, rien, jamais rien… Et le temps passe, et les années filent, et les places se prennent… Tu ne sais donc pas, malheureuse femme, comme il faut peu de chose pour déranger l’inspiration ?… Oh ! toujours se heurter le front à quelque réalité stupide… Moi qui, pour composer, aurais besoin de vivre dans une tour de cristal, à mille pieds au-dessus des futilités de la vie,