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Page:Daudet - Jack, II.djvu/32

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mais muet, bâillonné, impuissant, qui est condamné à assister à la dégradation de l’autre, sans pouvoir rien que regarder et se souvenir. Ce second Jack, clairvoyant et conscient, s’endort pourtant quelquefois, pendant que l’insensé continue ses divagations, et voilà pourquoi il y a de grandes solutions de continuité dans cette journée turbulente, des lacunes, des absences, des vides que la mémoire ne saurait combler.

Vous figurez-vous la confusion du Jack raisonnable en voyant son « double » s’en aller dans les rues de Nantes, armé d’une longue pipe, affublé d’une ceinture de matelot toute neuve, roulée autour de son bourgeron ? Il voudrait lui crier : « … Mais, imbécile, tu n’as pas l’air d’un marin. Tu as beau avoir une pipe, une ceinture, le chapeau en toile cirée de ton novice, tu as beau marcher entre tes deux camarades en roulant les épaules et bégayer d’un air sacripant : Trop de bouillon pour si peu de viande, sacrés mille noms de noms ! Tu ressembles tout au plus à un enfant de chœur qui aurait bu le vin des burettes, avec ta ceinture bleue mal nouée, trop haute, et la figure innocente malgré tout… Regarde. On se retourne et l’on rit quand tu passes. »

Mais incapable de rien exprimer, il ne peut que penser cela au-dedans de lui et doit suivre son incommode compagnon, cahoté à tous ses zigzags, à tous ses caprices. Il l’accompagne dans un grand café très