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Page:Daudet - Jack, II.djvu/336

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vreuses et de pauvres yeux sans cils, brûlés à contempler les astres. On dirait une troupe de pèlerins d’Orient en marche vers quelque Mecque inconnue dont la lampe d’or fuit tout le temps derrière l’horizon. Depuis douze ans que nous les connaissons, ces malheureux Ratés, quelques-uns sont tombés en route ; mais du pavé de Paris, il s’est levé d’autres fanatiques pour remplacer les morts et resserrer les rangs. Rien ne les décourage, ni les déceptions, ni les maladies, ni le froid, ni la chaleur, ni la famine. Ils vont, ils se hâtent. Ils n’arriveront jamais. Au milieu d’eux, d’Argenton mieux nourri, bien vêtu, ressemblait à un riche hadji cheminant parmi les pouilleux, avec son harem, ses pipes, ses richesses. Et ce qui ajoutait à son rayonnement, ce soir-là, c’était sa vanité satisfaite, la conscience sereine du triomphe.

Pendant la lecture du poëme, Charlotte, assise sur le divan, dans une attitude qui voulait être indifférente, rougissait aux allusions qui passaient dans chaque strophe, entortillées de voiles transparents, comme de mystérieuses coquettes enchantées d’être reconnues. Tout autour, des femmes de Ratés se courbaient, humbles et flatteuses, et parmi elles la petite madame Moronval qui, assise, paraissait très grande à cause de l’incommensurable hauteur de son front et de son menton, s’essuyait les yeux à chaque instant pour montrer son émotion. Hypocrisie peu digne d’une Moronval, née Decostère ; mais la misère abat les