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Page:Daudet - Jack, II.djvu/337

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fiertés les plus hautes, et Moronval, placé vis-à-vis de sa femme, la surveillait, menait la claque, donnait à sa face simiesque mille expressions variées d’une admiration extraordinaire, tout en se rongeant les ongles furieusement, ce qui était toujours le présage de quelque emprunt. Devant cette assistance prévenue, les vers se déroulaient avec une lenteur et une monotonie désespérantes, un mouvement de rouet dévidant un peloton interminable. Il y en avait, il y en avait. Cela se mêlait au pétillement du feu, au grésillement des lampes, au bruit du vent errant sur le balcon et se heurtant tout à coup aux vitres avec fureur, comme une certaine nuit. Mais Charlotte ne se trouvait pas ce soir dans ces dispositions inquiètes où l’esprit accueille les présages et les pressentiments. Elle était toute à son poëte, toute au drame qu’il débitait en scandant fortement ses vers. Le poëme contenait effectivement une partie très dramatique. Au dernier chant, d’Argenton supposait que la chère absente, revenue auprès de l’amant, se mourait des souffrances endurées loin de lui. Le poëte lui fermait les yeux en lui jurant un amour éternel :

J’ai mis dans la tombe avec toi
La meilleure part de moi-même,
Ce qui te pleure et ce qui t’aime,

disait-il. Et c’était si touchant, cette grandeur d’âme de l’homme qui voulait bien oublier, et le sort funeste