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Page:De Bachaumont - Mémoires secrets Tome 1 - 1762-1765 - Ravenel - Ed. Brissot-Thivars - 1830.djvu/41

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bruyant assourdissait les oreilles, sans émouvoir le cœur. À force de tâter, elle s’est enfin fait un jeu à elle ; les glapissemens de sa voix sont devenus les accens de la passion, son enflure s’est élevée au sublime. Cette actrice a de tout temps eu la passion théâtrale, beaucoup de noblesse dans sa démarche, dans ses gestes de main, dans ses coups de tête. Quoique d’une stature médiocre, elle a toujours paru sur la scène au-dessus de la taille ordinaire. Par quelle fatalité des infirmités habituelles nous privent-elles si souvent de la voir ? Pourquoi sommes-nous incessamment menacés de la perdre[1] ?

Mademoiselle Dumesnil[2] est sans contredit plus actrice-née que mademoiselle Clairon ; son jeu est plus naturel, plus décidé, plus franc ; mais son amour-propre lui aurait dû conseiller de se retirer, il y si quelques années. Elle n’a pas senti qu’elle ne pouvait que perdre à mesure que sa rivale gagnerait : ce n’est pas qu’elle ne lui fasse encore éprouver quelquefois son ancienne supériorité, qu’elle ne l’écrase des élans de son génie. Malheureusement, ce ne sont que les derniers éclats d’une lumière qui s’éteint ! D’ailleurs le vice crapuleux[3] par lequel elle se laisse dominer, la met trop souvent dans le cas de substituer sur la scène les écarts de sa raison aux désordres des grandes passions qu’elle doit peindre.

  1. Mademoiselle Clairon est attaquée de la maladie des femmes : elle joue peu souvent, en conséquence de ses infirmités. Ses camarades lui faisaient reproche un jour de sa rareté : « Il est vrai que je ne joue pas fréquemment, répondit-elle ; mais une de mes représentations vous fait vivre pendant un mois. »
  2. Marie-Françoise Dumesnil, née à Paris en 1713 ; morte à Boulogue-sur-Mer le 20 février 1803. — R.
  3. Mademoiselle Dumesnil boit comme un cocher : son laquais, lorsqu’elle joue, est toujours dans la coulisse, la bouteille à la main, pour l’abreuver.