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Page:De Gaspé - Mémoires. 1866.djvu/73

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MÉMOIRES.

— Avec votre permission, madame, dit frère Marc ; je retournerai vos excellentes truites ; je ne mange pas d’œufs maintenant.

— C’est vrai, dit ma mère, un peu contrariée, il y a des estomacs auxquels les œufs font mal. Mais vous au moins, frère Alexis, vous n’avez pas la même excuse ?

— Bien des pardons, madame, fit celui-ci, je ne puis non plus en manger ; le médecin du couvent me les a interdits pendant un certain temps ainsi qu’à toute notre communauté.

— Mais c’est inouï, dit ma mère, interdire les œufs à toute une communauté de pauvre moines ! Quelle horreur !

— Ah ! madame, c’est toute une histoire bien lamentable, fit frère Alexis.

— Une histoire, dit mon père, ça sera pour le dessert ; et si elle est très-lamentable, nous l’égaierons en buvant un verre de vin de plus.

— Vous savez, sans doute, continua le frère Alexie, que nous faisons deux carêmes.

— Deux carêmes ! s’écria ma mère, vous irez bien en paradis tout droit : nous n’en faisons qu’un seul, et encore mon mari crie comme si on l’écorchait tout vif.

— Ce n’est pas mal s’en tirer, ma chère, fit le seigneur du lieu, en riant aux éclats, de vouloir me faire passer aux yeux des frères pour un catholique récalcitrant, moi qui ne me lasse jamais de manger du poisson, tandis que tu n’aimes que le saumon et le barre frais, qui nous manquent pendant le carême : je ne sais qui se plaint le plus de nous deux.