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Page:Delarue-Mardrus - Le Pain blanc, 1932.djvu/123

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LE PAIN BLANC

tournée vers la fenêtre ouverte de son studio sombre, écoutait mélancoliquement les oiseaux du crépuscule chanter dans les arbres de l’avenue parisienne. Elle n’avait pu prendre sur elle, aujourd’hui, de sortir avec sa belle-mère. Sait-on les malheurs qu’on prépare quelquefois, par de telles décisions sans motifs ?

Mme Arnaud devant rentrer tard, et l’heure étant encore loin du retour quotidien de son père, Élysée goûtait la sécurité d’un assez long loisir, riche de solitude et de tristesse.

Ces points d’orgue au milieu du rythme précipité de son existence mondaine lui étaient nécessaires pour retrouver, au fond d’elle-même, le vrai visage de son âme.

Quelle anxiété, quelle mortification, quelle supplication mystique vers l’Invisible !

Somme toute, la jeunesse n’accepte pas la peine. Révolte ou prières, elle se débat dans l’inadmissible. C’est que tout son instinct l’avertit que les chagrins, quand on a vingt ans, ne sont pas plus normaux que rides et cheveux gris. Un arbre de mai concevrait-il de porter des fruits mûrs au lieu de fleurs nouvelles ?

La rêveuse, attardée devant son clavier, l’oreille tendue, les narines ouvertes du côté de la fenêtre pleine de printemps et de soir, ne savait pas qu’elle donnait, avec sa robe courte et ses cheveux coupés, une réplique moderne à la gravure où l’élégiaque Lucie vient de chanter Le Saule, parmi les souffles embaumés d’un parc romanesque et nocturne. Seul manquait le beau jeune homme chevelu qui va la prendre, sanglotante, contre sa poitrine, et la baiser aux lèvres.

Un petit souffle d’air caressa ses cheveux courts, des flots de charme et de poésie la soulevèrent. Levés, presque souriants, ses beaux yeux noirs, pendant quelques secondes, espérèrent en l’Inconnu.

Des bruits de portes, de pas, l’arrachèrent à sa brève exaltation. La porte du studio s’ouvrit sous une poussée nerveuse.

— Élise !… Élise !… tu es là ?…

— Papa ?

Dressée, effrayée, elle n’eut pas le temps de s’élancer, de demander : « Qu’est-ce qu’il y a… » Le docteur Arnaud l’avait saisie aux épaules. Farouche, il la collait contre lui, l’embrassait furieusement, sur les cheveux, le front, les joues.