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Page:Delarue-Mardrus - Le Pain blanc, 1932.djvu/75

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LE PAIN BLANC

« Avec cela, maman, tu ne peux pas aller en enfer… »

Elle regardait. Les ombres changeaient imperceptiblement de place, animaient les traits immobiles. Ce n’étaient plus les tics de la vie. C’étaient des expressions incompréhensibles sur un visage de revenant. Elle eut peur et jeta les yeux sur la bonne.

Puis, revenue à sa contemplation, elle se demanda qui avait fermé ces paupières, croisé ces mains… « Où est son revolver ? »

La nouvelle du suicide n’était plus une nouvelle. Comme on s’habitue vite à une catastrophe !

Attirée et tremblante, elle toucha le front glacial. Elle souhaitait sentir la colère passer sur cette figure définitive. Brusquement, elle se remit à genoux. Et, comme quand elle avait dix ans :

— Mon Dieu, faites que ce ne soit pas vrai !

Enfin, apaisée sa lente agitation, elle consentit à s’asseoir aussi pour veiller calmement la calme dormeuse. Et, sans la quitter des yeux, elle pensa.

Une fille de quinze ans, une pensionnaire bien sage, est-ce que cela pense ? Élysée n’avait jamais fait que de subir les impulsions d’autrui.

Livrée soudain à elle-même, en face des brutales réalités, privée de toute direction, elle s’effrayait des idées qui lui venaient.

Sa longue enfance avait additionné. Ses quinze ans faisaient la somme.

En cette heure funèbre et nocturne, elle commençait seulement à s’apercevoir du monstrueux égoïsme de ses parents.

— Si encore ils nous avaient abandonnés pour s’aimer ! Mais mon père a été le martyr de ma mère et, pour finir, c’est elle qui s’est tuée de chagrin !

Est-ce donc cela, l’existence, et les humains ne songent-ils, si sensibles, si fragiles, si douloureux, qu’à se faire du mal les uns aux autres ? À l’horizon, la guerre. Dans les pièces closes, la mésentente. Veillant sa mère suicidée, résultat de cinq ans de torture morale, elle s’attendait d’un instant à l’autre à entendre passer dans la rue les clameurs de cette alerte attentatoire dont les journaux avaient tant parlé.

Amère leçon, après tant de blanche paix au sein de la grande maison d’éducation, vaste tour d’ivoire où rien ne pénétrait des dures choses de la vie…