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Page:Delzant - Les Goncourt, 1889.djvu/207

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M. de Goncourt répondit par cette lettre saignante :

Bar-sur-Seine, juillet 1870.

Si je n’avais pas été souffrant en arrivant dans ma famille, je vous aurais répondu plus tôt ; je vous aurais répété combien j’étais touché et reconnaissant de toutes les marques de sympathie courageuse que vous nous avez données ; je vous aurais dit combien vos deux lettres m’avaient été douces dans ma douleur ; je vous aurais demandé à échanger, selon le désir de mon frère arrêté par la maladie, la mort, nos relations lointaines et épistolaires en une amitié intime.

J’ai sous les yeux votre lettre et, devant la demande que vous me faites de la cause de sa mort, je me laisse aller à causer avec vous, à répandre, dans votre cœur ami, toutes les interrogations que je me suis adressées, toutes les suppositions que j’ai forgées avec les cruelles découvertes et les amères retrouvailles du passé, sans pouvoir toutefois m’expliquer cette mort bien plus faite pour moi que pour lui ; car moi, je suis un mélancolique, un rêvasseur, tandis que lui était fait de gaieté, de vivacité d’esprit, de logique, d’ironie.

À mon sentiment, mon frère est mort du travail, et surtout de l’élaboration de la forme, de la ciselure de la phrase, du travail du style. Je le vois encore reprenant des morceaux écrits en commun et qui nous avaient satisfaits tout d’abord les retravaillant des heures, des demi-journées, avec une opiniâtreté presque colère, changeant ici une épithète, là faisant entrer dans une phrase un rythme, plus loin reprenant un tour, fatiguant et usant sa cervelle à la poursuite de cette perfection si difficile, parfois impossible de la langue française, dans l’expression des choses et des sensations modernes. Après ce labeur, je me le rappelle maintenant, il restait de longs moments brisé, sur un divan, silencieux et fumant.

Ajoutez à cela que, quand nous composions, nous nous enfermions des trois ou quatre jours sans sortir, sans voir un vivant. C’était, pour moi, la seule manière de faire quelque chose qui vaille, car nous pensions que ce n’est pas tant l’écriture mise sur du papier qui fait un bon roman que l’incubation, la formation silencieuse en vous des personnages, la réalité apportée à la fiction, et que vous n’obtenez que par les accès d’une sorte de fièvre hallucinatoire qui ne s’attrape que dans une claustration absolue. Je crois encore ce procédé de composition le seul bon pour le roman ; mais je crains bien qu’il ne soit pas hygiénique.

Songez enfin que toute notre œuvre, et c’est peut-être son originalité, originalité durement payée, repose sur la