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Page:Delzant - Les Goncourt, 1889.djvu/208

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maladie nerveuse, que ces peintures de la maladie, nous les avons tirées de nous-mêmes, et qu’à force de nous détailler, de nous étudier, de nous disséquer, nous sommes arrivés à une sensibilité supra-aiguë que blessaient les infiniment petits de la vie. Je dis nous, car, quand nous avons fait Charles Demailly, j’étais plus malade que lui. Hélas ! il a pris la corde depuis. Charles Demailly ! — c’est bien singulier, écrire son histoire quinze ans d’avance ! Cette histoire, cependant, n’a pas été, Dieu merci ! tout à fait aussi horrible.

Il n’y a eu jamais, chez lui, de conception déraisonnable ; il y avait surtout la perte de l’attention et comme un enfoncement de sa personne encore vivante dans un lointain mystérieux. Il était avec moi et je ne le sentais pas avec moi. Il n’y a pas bien longtemps que je lui disais : « Jules, où es-tu, mon ami ? » — Il me répondait, après quelques instants de silence : « Dans les espaces… vides ! » Et pourtant, dans nos promenades, le matin même de la crise qui l’a tué, il trouvait une expression pittoresque pour caractériser un passant, une expression peinte pour noter un effet du ciel.

Cela me soulage et semble adoucir mon chagrin de vous parler de lui, et je continue.

Je cherche encore et je trouve une autre cause. Moi, j’étais collectionneur ; j’étais souvent distrait de mon métier par une babiole, par une bêtise ; lui, beaucoup moins passionné pour la possession des choses d’art, était surtout collectionneur par déférence pour ce que j’aimais, par une touchante immolation à mes goûts. Il n’aimait ni la campagne ni le monde ; il avait une certaine paresse de corps pour les exercices violents, les armes, la chasse, le mouvement physique. Sa pensée donc n’était pas un seul moment enlevée à la littérature par un plaisir, une occupation, une passion, que sais-je ? — l’amour pour une femme ou pour des enfants ; et quand la littérature devient ainsi la maîtresse exclusive d’un cerveau, c’est triste à dire, la médecine voit, dans cette préoccupation unique et fixe, un commencement de monomanie.

Il est évident que pour être ainsi constitué, ainsi fait, ainsi amoureux des lettres, vivant uniquement sur et pour le livre qui allait paraître, un échec, une déception apportaient une blessure qu’il mettait un certain orgueil à dissimuler aux autres comme à moi-même, et il n’est pas douteux que les fortunes malheureuses d’Henriette Maréchal et de Madame Gervaisais aggravèrent un état déjà maladif.

Ce fut surtout la chute d’Henriette Maréchal qui lui fut sensible, au moment où, plein de courage et d’énergie, il