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Page:Delzant - Les Goncourt, 1889.djvu/209

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présenta une nouvelle pièce écrite au milieu de crises de foie intolérables et qu’il se sentit le théâtre fermé. En effet, il croyait avoir une vocation pour le théâtre ; il croyait posséder des qualités de dialogue que j’avoue ne pas avoir, et que je trouve franchement, chez lui, supérieures à celles de ses contemporains. Et ce refus venait au moment où il comptait prendre une revanche avec Blanche de la Rochedragon (la Patrie en danger), où il rêvait de faire de grandes comédies satiriques modernes. Je me rappelle que c’était un de ses plus doux rêves, de se mettre, aussitôt son rétablissement, à une grande satire théâtrale de ce temps, sous le titre : la Blague, en même temps que nous travaillerions à un roman qui devait être le complément de Germinie Lacerteux.

Dans les causes meurtrières qui ne procèdent ni de l’intelligence, ni du moral, je ne sais rien ! Il n’a fait quelques excès de femme que tout jeune ; il ne buvait jamais un verre de liqueur. Je ne trouve, dans sa vie, que des excès de tabac, il est vrai du plus violent et du plus fort, avec lequel nous nous stupéfiions pendant les entr’actes du travail. Mais le tabac et les causes physiques ont-ils l’influence que leur prêtent certains médecins ?

J’ai toujours dans la mémoire cette terrible proposition formulée par Béni-Barde, le médecin qui l’a soigné et qui a étudié tant de maladies nerveuses : « Dix ans d’excès de femme, dix ans d’excès de boisson, dix ans d’excès de n’importe quoi, quelquefois démolissent moins un homme qu’une heure, une seule heure d’émotion morale. »

Une proposition à méditer pour nous tous, gens de lettres, pour vous qui travaillez dans notre genre et qui êtes nerveux ! Il faut vous distraire parfois de votre métier, combattre l’excès de la pensée par la fatigue physique, vous occuper de la bête qui est en vous et lui faire prendre de la vie matérielle tout ce que vous pouvez lui donner, travailler à vous faire un épiderme de bronze. Ce sont, dans notre dur métier, les conditions pour vivre, pour durer, pour réaliser tout ce que vous êtes en droit d’obtenir de la nature de votre talent, bonheur et récompense refusés à mon frère.

Edmond de Goncourt.[1]

  1. De ces morts violentes et désespérées, la vie d’artiste, à Paris, avec la surexcitation nerveuse qu’elle produit et l’émulation maladive qu’elle irrite, offre des exemples nombreux. Nous extrayons d’une liasse de lettres inédites dont les notes dominantes sont l’énervement de l’effort incompris et la tristesse, ce billet de Gustave Doré mort, lui aussi, de n’avoir pas pu obtenir, dans la