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Page:Desrosiers - Les Opiniâtres, 1941.djvu/203

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les opiniâtres

De ses mains mutilées, François donnait les signaux habituels. Et le canot maintenant engagé, recevait les soufflets de quelque tourbillon puissant comme une queue de cétacé ; des torsades lui imprimaient un mouvement giratoire et il glissait de travers ; des vagues de fond le projetaient en avant ; des lames sautaient à bord ; l’avant plongeait sous l’eau, l’arrière dérapait sur le dos de quelques remous. Mais elle, à la poupe, la vieille corneille, la vieille sybille, elle gouvernait presque pliée en deux, la tête relevée, le menton pointu ; de ses bras rugueux comme des branches, elle maintenait droite cette flèche qui déviait toujours.

Le fleuve une fois calmé, François lâcha prise. Mais Koïncha ne broncha pas. Le courant conservait sa force sur une longue distance. À gauche, dans une clairière, s’aperçut subitement le poste de Ville-Marie : des palissades, un clocher, des toits à lucarnes. Mais l’Algonquine ne s’arrêta pas. Dans sa fierté d’âme simple, elle désirait remettre le plus tôt possible à la femme blanche le corps torturé de son fils.

Durant le haut du soleil, elle gîta dans une île ; des Agniers rôdaient toujours en ces parages. Elle arriva vers cinq heures du matin, la nuit suivante. Pierre allumait déjà le feu. Il se précipita pour ouvrir. Il souleva François dans ses bras et l’étendit de tout son long devant les flammes. Le bruit réveilla Ysabau. Instantanément, elle fut assise dans son lit, le cœur battant ; elle distingua cette forme allongée comme un cadavre ; elle se dressa, s’agenouilla près de lui. Elle regardait les yeux enfoncés si loin dans les orbites, elle caressait la peau tendue sur les mâchoires, l’ossature de la tête ; soudain, elle gémit d’horreur : elle venait d’apercevoir toutes les plaies.