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Page:Dickens - Dombey et fils, 1881, tome 2.djvu/142

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rire et tomba dans les bras de la personne qui entrait : heureusement qu’elle ne put voir ni l’attitude courroucée de Mme Chick, ni le major qui, posté à sa fenêtre de l’autre côté de la rue, faisait manœuvrer son binocle et laissait éclater sur son visage épanoui une joie diabolique.

Il n’en était pas de même du pauvre nègre du major, car c’était bien lui tout ébahi qui soutenait les formes légères de la défaillante miss Tox : il était monté tout droit chez elle, selon son habitude, pour demander poliment des nouvelles de mademoiselle, exact en cela à exécuter les malicieuses instructions du major. Il venait d’arriver juste à temps pour recevoir dans ses bras le léger fardeau et sur ses souliers le contenu de l’arrosoir ; il se savait surveillé par le terrible major, qui l’avait menacé de lui briser les os, comme d’habitude, s’il faisait quelque bêtise : cette pensée, jointe à la circonstance de l’arrosoir et de l’évanouissement de miss Tox, contribuait à donner un air plus piteux encore à ce pauvre souffre-douleurs.

Pendant quelques instants, l’infortuné retint miss Tox sur son cœur avec une énergie que démentait sa figure décontenancée. La pauvre dame en même temps laissait tomber lentement les dernières gouttes de son arrosoir sur le nègre, comme elle l’eût fait sur une plante exotique de constitution délicate, que cette douce rosée pouvait rappeler à la vie. Mme Chick, à la fin, retrouvant assez de présence d’esprit pour intervenir, ordonna au nègre de poser miss Tox sur le sofa et de se retirer : le nègre obéit promptement et elle s’occupa de faire revenir miss Tox.

Mme Chick, cette fois, ne montra pas ce tendre intérêt que les filles d’Ève se témoignent en pareil cas : on ne vit pas chez elle ces sentiments, pour ainsi dire franc-maçonniques, qui font que les femmes, enchaînées mystérieusement l’une à l’autre, sont, dans les cas d’évanouissement, comme de véritables sœurs. Elle ressemblait plutôt au bourreau qui cherche, avant l’exécution, à rendre à sa victime le sentiment de l’existence ; comme cela se pratiquait dans le bon vieux temps que pleurent encore nos honnêtes gens d’aujourd’hui. Mme Chick lui mit sous le nez un flacon d’odeur, lui frappa dans les mains, lui versa de l’eau froide sur le visage et eut recours aux autres remèdes usités en pareil cas. À la fin, quand miss Tox ouvrit les yeux et fut peu à peu rendue à la vie et à la connaissance, Mme Chick se retira d’elle comme d’un criminel, et imitant, à rebours, l’Hamlet de Shakspeare, qui regarde son assassin