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Page:Dickens - Dombey et fils, 1881, tome 2.djvu/223

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— Qu’est-ce donc qui a commencé à m’endurcir, si ce n’est ma tendre mère ? répondit-elle les bras croisés, les sourcils froncés, et les lèvres serrées, comme si elle voulait étouffer au passage tout sentiment plus tendre qui voudrait sortir de son cœur. Écoutez, mère, un mot ou deux ! si nous nous comprenons maintenant, il n’y aura plus de querelle entre nous, peut-être. Je suis partie jeune fille, je reviens femme faite. Quand je suis partie, j’étais indocile, oublieuse de tous mes devoirs ; je ne suis pas revenue meilleure, je vous le jure. Mais vous, avez-vous été ce que vous deviez être pour moi ?

— Moi ? s’écria la vieille. Moi, pour ma fille ? Est-ce qu’une mère doit quelque chose à sa fille ?

— Cela ne parait guère naturel, n’est-ce pas ? répondit la fille dont le beau visage sévère, froid et dur, se tourna d’un air indifférent de son côté ; mais j’y ai songé assez pendant le cours de mes années solitaires, pour m’y être habituée. J’ai entendu parler du devoir avant et après ; mais il s’agissait toujours de ce que je devais aux autres. Je me suis demandé de temps en temps, par manière de distraction, si l’on n’avait pas aussi quelque devoir à remplir envers moi. »

Sa mère s’assit toujours grimaçant, toujours mâchonnant et branlant la tête. Était-ce de colère, de regret ? Repoussait-elle cette accusation ? ou bien était-ce seulement un effet des infirmités de l’âge ? Qui peut le dire ?

« Il y avait une fois une enfant appelée Alice Marwood, dit la fille en riant et se regardant elle-même d’un air d’amère dérision. Elle était née dans la pauvreté et dans l’abandon, et elle grandit dans la pauvreté et dans l’abandon. Personne ne lui a rien appris, personne ne lui a montré la bonne route, personne ne s’est inquiété d’elle.

— Personne ! répéta la mère en se montrant elle-même du doigt à sa fille et se frappant la poitrine.

— On ne s’inquiétait d’elle, répondit la fille, que pour la battre, la faire jeûner ou la tourmenter. Elle aurait pu mieux tourner sans cela. Elle vivait dans des trous comme celui-ci, elle courait les rues avec un tas de petites malheureuses comme elle, et cependant elle sortit jolie d’une pareille enfance. Tant pis pour elle ! Plût à Dieu qu’elle eût été huée et bafouée comme un monstre de laideur !

— Continuez, continuez, s’écria la mère.

— Je continue. Il y avait donc une fille appelée Alice Marwood. Elle était belle. On s’occupa trop tard de lui apprendre