Page:Dickens - Dombey et fils, 1881, tome 2.djvu/227

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Je lui ai parlé et il m’a parlé. J’étais assise et je le regardais tandis qu’il suivait sa route sous une longue allée d’arbres, et à chaque pas qu’il faisait je l’ai maudit corps et âme.

— Ce qui ne l’empêchera pas de prospérer, répliqua la fille avec dédain.

— C’est vrai qu’il prospère toujours, » dit la vieille.

Elle se tut, car le visage de sa fille était défiguré par la rage. Son sein se soulevait avec une telle violence, qu’on eût dit qu’il allait se briser sous les émotions qui l’agitaient. Les efforts qu’elle faisait pour se contenir n’étaient pas moins terribles que sa rage ; ils montraient dans tout son jour le caractère violent et dangereux de cette femme en lutte avec elle-même. Cependant elle parvint à dompter sa fureur et demanda après un moment de silence :

« Est-il marié ?

— Non, chérie.

— Se mariera-t-il bientôt ?

— Non, pas que je sache, chérie. Mais son maître, son ami, est marié. Oh ! nous pouvons les féliciter tous ! s’écria la vieille ivre de joie. Ce mariage-là ne peut que nous porter bonheur. Rappelez-vous ce que je vous dis ! »

La fille la regarda comme pour lui demander une explication.

« Mais vous êtes mouillée et fatiguée ; vous avez faim, vous avez soif, dit la vieille qui alla clopin-clopant jusqu’à l’armoire ; et il y a peu de chose ici, bien peu de chose ; et fouillant dans sa poche elle en tira quelques sous qu’elle jeta sur la table. Alice, chérie, n’avez-vous pas un peu d’argent ? »

Le regard plein d’avidité et d’impatiente convoitise qui accompagna cette question au moment où sa fille tirait de son sein le peu d’argent qu’elle avait reçu tout à l’heure de miss Carker, en disait plus sur l’histoire de cette mère et de sa fille, qu’Alice n’en avait laissé voir dans ses paroles.

« Est-ce là tout ? dit la mère.

— Je n’en ai pas davantage. Et encore je le dois à la charité.

— À la charité, ma bonne ! dit la vieille qui se pencha avidement sur la table pour regarder les pièces de monnaie, dont elle doutait toujours, tant qu’elle les voyait dans la main de sa fille. Voyons, six pence et six font douze et six font dix-huit. Bien ! il s’agit maintenant d’en tirer le meilleur parti possible. Je vais aller acheter quelque chose pour boire et manger. »