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Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/124

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L’AMI COMMUN.

d’une chose insignifiante. Mais ces accès de faiblesse devenaient de plus en plus fréquents ; l’engourdissement était plus profond, l’ombre plus épaisse, comme celle d’une mort qui approche. Que cette ombre, de plus en plus noire, fût soumise aux lois physiques, cela n’avait rien d’étonnant, car la seule lumière qui éclairât missis Higden était au delà du tombeau.

La pauvre femme avait pris le bord de la Tamise, et l’avait suivi en remontant. C’était par là que se trouvait son ancienne demeure, le pays qu’elle aimait, et qu’elle connaissait le mieux. Elle avait passé quelque temps aux environs de son dernier gîte ; elle avait vendu, tricoté, vendu, puis elle était allée plus loin. Pendant plusieurs semaines on reconnut sa figure à Chertsey, à Walton, à Staines, d’où elle avait continué sa route. Les jours de marché elle s’installait sur la place, dans les endroits où il y avait un marché. Ailleurs, elle se tenait dans la partie la plus animée de la grand’rue, toujours petite et rarement vivante. Parfois elle battait les chemins où sont les grandes maisons, et demandait à la loge la permission d’entrer avec son panier. On la lui refusait presque toujours ; mais les dames qui passaient en voiture lui achetaient souvent quelque chose, et en général prenaient plaisir à l’entendre parler.

Ces quelques aubaines et la propreté de ses vêtements la faisaient passer pour être bien dans ses affaires : « On pouvait même dire qu’elle était riche, pour une femme de sa condition. » Ce genre de fable qui pourvoit largement aux besoins de ceux qu’elle concerne, sans qu’il en coûte à ceux qui la répandent, a toujours eu beaucoup de succès.

Dans ces jolies petites villes des bords de la Tamise, vous entendez la chute de l’eau qui tombe des barrages, et même, lorsque le temps est calme, le frémissement des roseaux. Vous voyez la jeune rivière, marquée de fossettes, comme un bel enfant, glisser et fuir en jouant parmi les arbres, ignorant les souillures qui l’attendent, et ne sachant rien de l’abîme, dont la voix n’arrive pas jusqu’à elle. Nous ne prétendons pas que la vieille Betty avait de pareilles pensées ; ce serait aller trop loin ; mais elle entendait l’affectueuse rivière lui murmurer, comme à tant d’autres qui lui ressemblent : « Viens à moi, puisque tu es menacée de la honte, que tu as fuie si longtemps ; viens à moi, puisque la frayeur t’assiége. Viens à moi : je suis le refuge des malheureux ; ma mission est de secourir ; mon sein est plus doux que celui de la nourrice du pauvre. On meurt plus tranquillement dans mes bras que dans une salle d’hôpital. Viens à moi. »

Il y avait néanmoins dans son esprit inculte beaucoup de place pour des idées moins sombres. Ces gens riches, et leurs