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Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/145

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L’AMI COMMUN.

êtes ? » Et dénouant ses bras, elle se frappa la poitrine avec indignation. « Dans tous les cas, reprit-elle après s’être administré ce châtiment, qu’y perdriez-vous, ma chère ? est-ce indiscret de vous le demander ?

— J’y perdrais mes plus doux souvenirs ; j’y perdrais ce qui m’encourage et me soutient dans la vie : la croyance que si j’avais été son égale, et qu’il m’eût aimée, j’aurais pu le rendre meilleur et plus heureux, comme il l’eût fait pour moi. Le peu que je sais, et qui me vient de lui, perdrait toute valeur à mes yeux. C’est pour lui montrer que je n’étais pas ingrate, pour qu’il ne regrettât pas le sacrifice qu’il faisait, que je me suis tant appliquée. Je perdrais son image, ou plutôt celle de l’être qu’il serait devenu si j’avais été une lady ; son image qui ne me quitte pas, et devant laquelle il me serait impossible de faire une action basse ou mauvaise. Je perdrais la pensée qu’il a toujours été bon à mon égard, et qu’il a opéré en moi le même changement que celui de mes mains, qui étaient rudes et gercées quand je ramais pour mon père, et qui sont devenues blanches, souples et douces comme vous les voyez depuis que j’ai changé de travail. Entendez bien, poursuivit-elle ; je n’ai jamais rêvé qu’il pût être pour moi autre chose que cette vivante image, cette pensée bienfaisante que je ne saurai vous faire comprendre si vous n’en trouvez pas l’explication dans votre cœur. Je n’ai jamais songé que je pouvais devenir sa femme ; lui non plus. Nous sommes séparés à jamais, et je l’aime cependant de toutes mes forces. Je l’aime tant, voyez-vous, que, lorsque je pense à mon avenir désolé, j’en suis heureuse et fière. Je suis heureuse de souffrir pour lui, alors même que cela ne peut pas lui être utile, sachant qu’il l’ignorera toujours, et que s’il le savait, cela lui serait peut-être égal. »

Bella restait sous le charme de cet amour profond et désintéressé qui se révélait bravement à elle, avec la confiance que sa pureté serait comprise. Mais elle n’avait rien éprouvé d’analogue, ni même soupçonné qu’il existât pareille chose.

« C’est par une triste soirée d’hiver, continua Lizzie, qu’il m’a regardée pour la première fois. Il était bien tard ; une pauvre lampe nous éclairait ; nous étions alors, comme ici, près de la Tamise, mais dans un endroit tout différent. Il est possible que ses yeux ne me revoient plus, je le désire, je l’espère ; mais je ne voudrais pas que ce regard disparût de mon existence, pas pour tous les biens de ce monde. Vous savez tout maintenant, chère miss ; il me semble un peu étrange de vous en avoir parlé, mais je n’en ai pas de regret. Je pensais n’en jamais rien dire ; vous êtes venue et je vous ai tout confié. »

Bella posa ses lèvres sur la joue de Lizzie et la remercia vive-