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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/110

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privé était la seule digue qui la retînt ; si, sans égard pour les charmes de la vertu, son unique bien était le fléau de ses vices, nous avons démontré qu’elle n’en serait pas plus vertueuse : mais il est certain que, si de plein gré et sans aucun motif bas et servile, l’homme colère étouffe sa passion, et le luxurieux réprime ses mouvements ; si, tous deux supérieurs à la violence de leurs penchants, ils sont devenus, l’un modeste et l’autre tranquille et doux, nous applaudirons à leur vertu beaucoup plus hautement que s’ils n’avaient point eu d’obstacles à surmonter. Quoi donc ! le penchant au vice serait-il un relief pour la vertu ? des inclinations perverses seraient-elles nécessaires pour parfaire l’homme vertueux ?

Voici à quoi se réduit cette espèce de difficulté. Si les affections libertines se révoltent par quelque endroit, pourvu que leur effort soit souverainement réprimé, c’est une preuve incontestable que la vertu, maîtresse du caractère, y prédomine : mais si la créature, vertueuse à meilleur compte, n’éprouve aucune sédition de la part de ses passions, on peut dire qu’elle suit les principes de la vertu, sans donner d’exercice à ses forces. La vertu qui n’a point d’ennemis à combattre dans ce dernier cas, n’en est peut-être pas moins puissante ; et celui qui, dans le premier cas, a vaincu ses ennemis, n’en est pas moins vertueux. Au contraire, débarrassé des obstacles qui s’opposaient à ses progrès, il peut se livrer entièrement à la vertu, et la posséder dans un degré plus éminent.

C’est ainsi que la vertu se partage en degrés inégaux chez l’espèce raisonnable, c’est-à-dire chez les hommes, quoiqu’il n’y en ait pas un entre eux, peut-être, qui jouisse de cette raison saine et solide qui seule peut constituer un caractère uniforme et parfait. C’est ainsi qu’avec la vertu, le vice dispose de leur conduite, alternativement vainqueur et vaincu : car il est évident, par ce que nous avons dit jusqu’à présent, que, quel que soit dans une créature le désordre des affections tant par rapport aux objets sensibles que par rapport aux êtres intellectuels et moraux ; quelque effrénés que soient ses principes ; quelque furieuse, impudique ou cruelle qu’elle soit devenue, si toutefois il lui reste la moindre sensibilité pour les charmes de la vertu ; si elle donne encore quelque signe de bonté, de commisération, de douceur ou de reconnaissance ; il est, dis-je, évident que la vertu n’est