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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VII.djvu/320

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DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

Pour bien juger d’une production, il ne faut pas la rapporter à une autre production. Ce fut ainsi qu’un de nos premiers critiques se trompa. Il dit : « Les Anciens n’ont point eu d’opéra, donc l’opéra est un mauvais genre. » Plus circonspect ou plus instruit, il eût dit peut-être : « Les Anciens n’avaient qu’un opéra, donc notre tragédie n’est point bonne. » Meilleur logicien, il n’eût fait ni l’un ni l’autre raisonnement. Qu’il y ait ou non des modèles subsistants, il n’importe. Il est une règle antérieure à tout, et la raison poétique était, qu’il n’y avait point encore de poètes ; sans cela, comment aurait-on jugé le premier poème ? Fut-il bon, parce qu’il plut ? ou plut-il, parce qu’il était bon ?

Les devoirs des hommes sont un fonds aussi riche pour le poëte dramatique, que leurs ridicules et leurs vices ; et les pièces honnêtes et sérieuses réussiront partout, mais plus sûrement encore chez un peuple corrompu qu’ailleurs. C’est en allant au théâtre qu’ils se sauveront de la compagnie des méchants dont ils sont entourés ; c’est là qu’ils trouveront ceux avec lesquels ils aimeraient à vivre ; c’est là qu’ils verront l’espèce humaine comme elle est, et qu’ils se réconcilieront avec elle. Les gens de bien sont rares ; mais il y en a. Celui qui pense autrement s’accuse lui-même, et montre combien il est malheureux dans sa femme, dans ses parents, dans ses amis, dans ses connaissances. Quelqu’un me disait un jour, après la lecture d’un ouvrage honnête qui l’avait délicieusement occupé : « Il me semble que je suis resté seul. » L’ouvrage méritait cet éloge ; mais ses amis ne méritaient pas cette satire.

C’est toujours la vertu et les gens vertueux qu’il faut avoir en vue quand on écrit. C’est vous, mon ami, que j’évoque, quand je prends la plume ; c’est vous que j’ai devant les yeux, quand j’agis. C’est à Sophie[1] que je veux plaire. Si vous m’avez souri, si elle a versé une larme, si vous m’en aimez tous les deux davantage, je suis récompensé.

Lorsque j’entendis les scènes du Paysan dans le Faux généreux[2], je dis : Voilà qui plaira à toute la terre, et dans tous les

  1. Prénom de Mlle Voland qui reparaît souvent dans les ouvrages de Diderot postérieurs à 1757.
  2. L’Orpheline ou le Faux généreux, comédie de Bret, en cinq actes et en vers, représentée le 17 janvier 1758. Cette pièce n’a été imprimée qu’en trois actes. (Br.)